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Lettres et peinture : une valse de deux si�cles
Il a dit peinture et litt�rature. Sur le coup, tr�s inspir�, j�ai r�pondu que oui, �a marchait, �a pouvait se faire sans effort, tant j�entrevoyais une foultitude de choses concern�es par ces trois mots. Au moment de caresser l�id�e de m�y mettre, tout avait foutu le camp et plus j�essayais d�y penser et plus �a foutait le camp. Un grand vide � la Malevitch ! Alors, j�ai eu de vilaines pens�es de traverse�Il aurait pu dire pinard et litt�rature et j�aurais bravement pinard� sur le Chasse-Spleen. Le reste aurait bien suivi : m�ticuleuse prose appliqu�e au sujet.
Et c�est comme �a que c�est venu. Par la prose du Transsib�rien (1). Genre �criture automatique � la Gorky (2), tachisme � la Victor Hugo (3), fa�on Rorschach, la m�moire a recouvr� ses droits, �tendu ses territoires. Delaunay-Terk et Cendrars, Braque, Picasso, Reverdy et Jacob, Apollinaire et Dufy (4). Notes �ternelles du Pr�sent (5) et le Bestiaire (6) que refuse Pablo (7), alors c�est Raoul qui s�y colle. Les peintres et les po�tes�je peux lui en inventorier une palanqu�e � la Pr�vert. Depuis les Impressionnistes, ils ont pas arr�t� de fourrager ensemble. M�me les romanciers se sont laiss�s tenter par la gaudriole du rapin. Regarde Zola qui d�zingue son copain C�zanne dans l��uvre (8). Zola pr�f�re Manet qui le lui rend bien dans un portrait (9) encombr� de japonaiseries. Manet aime bien Mallarm� aussi et l�Apr�s-midi d�un faune (10). Est-ce qu�on cause musique (11) et danse au passage, petite parenth�se en passant sur comment tout se m�langeait � l��poque ?
De l'encre sur la toile
Fin dix-neuvi�me, d�but vingti�me, allez ! de la Commune � la Grande Guerre, quel pied on prend ! Normal, c�est la grande �poque de formation des avant-gardes. Les futuristes italiens inventeront le mot, d�ailleurs. Cocteau parade avec rideau de sc�ne par Picasso (12). Apollinaire calligramme et n�ologise : l�Orphisme de Delaunay c�est lui, illumin�, qui forge le terme.
Et l�enluminure alors ? Cet anagramme tr�s approximatif de peinture et litt�rature. �a cause bien litt�rature mais cyn�g�tique dans le Livre de la chasse de Gaston Phoebus (13). Et �a cause aussi dans les pr�delles des tableaux Renaissance, sans pour autant raconter des romans. Il faudrait trouver des peintres qui �crivent ou le vice versa. Et pourquoi pas des chanteurs qui auraient aim� �tre peintres et qui �criraient des romans sur la peinture ? Evgu�nie Sokolov, l�opuscule scato de Gainsbourg (14), je peux bien lui fourguer aussi non ? C�est un peu plus gai que Paulhan (15) causant du patron, encore plus farouchement optimiste que Sonia (16) se prenant pour Icare et largement moins chiant que le lettrisme d�Isidore (17). Encore qu�Isidore, on en parle, on en parle et la mode en revient avec les ann�es 60.
Ces ann�es l� ! Y avait bien Michaux qui faisait dans le po�te peintre ou peintre po�te, un doux d�lire � la Hugo dont je parlais plus haut. Mais il faut se recentrer sur le sujet, r�v�rencieux d�abord et avant tout, attaquer dans l�universitaire qui se pose : ce vaste sujet que nous entreprenons d��tudier est presque aussi vieux que l�histoire de l�homme. Et tiens ! C�est vrai qu�on n�a pas parl� de la Bible, cette pieuse litt�rature grande consommatrice d�images. Divines images et saint-sulpiciennes s�il en fut ou d��pinal c�est selon, mais peut-�tre l�une des sources premi�res (18) du sujet que nous abordons aujourd�hui par la gr�ce de Zone litt�raire.
Soeurs jumelles, soeurs ennemies ?
En bon universitaire, pour ne pas perdre le fil, il aurait fallu poser les termes du probl�me : peinture, litt�rature, le � et � au pilon. Encore que, c�est bien lui qui m�lange les genres. Peinture, je vois bien depuis la Pr�histoire. Litt�rature, quasi pareil mais depuis l��criture. L�un avec l�autre, �a se complexifie. Alors continuons de biaiser. Je vois bien un �crivain qui a fond� un genre de litt�rature qui fit �cole. On pouvait pas oublier Diderot. Les fameux Salons de Diderot, o� page apr�s page on se vautre dans la peinture. Et comme il faisait pas les choses � moiti�, il a aussi essay� sur la peinture. Voici qui nous ram�ne enfin � notre sujet : � Il me semble qu�il y a autant de genres de peinture que de genres de po�sie : mais c�est un division superflue. � (19) Eh oui ! la hi�rarchie des genres, je l�aurais presque oubli�e en route si je n��tais pas parti me replonger dans Diderot. Oublier le grand genre, c��tait masquer tout un pan, peu soup�onnable de premier abord, o� peinture et litt�rature s�acoquinent. Vous fais-je une rapide compilation �clairante ? Le Serment des Horaces (20), La Mort de Sardanapale (21), et apr�s, tout le grand fatras des pompiers, des acad�miques qui peignent avec la plume d�un grand �crivain, d��difiantes sc�nes o�, aujourd�hui, il faut bien le dire, le p�quin moyen ne comprend plus grand chose. Mais pourtant, � la grande �poque de la peinture d�histoire, pour �tre artiste fallait avoir des lettres : les grands anciens grecs et latins, puis les modernes, Shakespeare et compagnie. Ah si Byron l�avait point �t� l�, l�Eug�ne (22) l�aurait moins mis le feu aux d�froques n�o-classiques�.Tout �a me rappelle, que Courbet mit les pieds dans le plat. Avec lui, assez de peinture litt�raire ! et voici le grand divorce des arts et des lettres. L�artiste ne peint plus ce qu�un autre a �crit. Il peint ce qu�il voit. Tout pourrait devenir simple si les �crivains ne continuaient de contempler ce que peignent leurs copains. Alors voil� comment Baudelaire se lance dans la m�l�e. Lui aussi fait son petit Diderot. Les Salons de l�un ont bien march�, il se fait un remix. Zola lui embo�te le pas et Apollinaire aussi. D�cid�ment, peintres et �crivains sont ins�parables.
Pendant ce temps la peinture avance en douce, sans la litt�rature. Les Impressionnistes auraient plut�t la fibre exp�rimentale et scientifique : � vouloir d�composer les couleurs pour capter la lumi�re, ils scrutent, regardent, observent et finissent par agacer le bordelais Redon qui juge leur peinture un peu bas de plafond. Du coup, les Symbolistes nous resservent une louche de litt�rature : Oph�lie au fil de l�eau chez Redon (23) et Millais (24), Beata Beatrix chez Rossetti (25), les grands mythes chez Moreau (26) et, chez son �l�ve Matisse (27), � Luxe, calme et volupt� �. Heureusement que les cubistes pr�f�rent les bistrots, l�absinthe, les cartes et la musique : chez eux pas de litt�rature. Enfin pas tout � fait, parce qu�il y a la sacr�e copine de Picasso, l�am�ricaine � Paris, qui se pique de peinture, cette ch�re Gertrude qui dans son Autobiographie d�Alice Toklas (28) n�arr�te pas de nous causer r�volution plastique. On n�en sort pas. Quand c�est pas sur les toiles, c�est dans les bouquins. � moins, pire, que tout ne vienne se m�langer, dans une cr�ation totale : Dada, Surr�alistes de tous pays qui s�unissent, le grand d�sastre : on est au c�ur du sujet, compl�tement englouti. Dans les affiches, les revues (29), � la morgue� ressortons les cadavres exquis du placard ; au pastel au fusain, � l�encre, ils sont cosign�s : Brauner, Valentine Hugo, Breton, Tzara, Tanguy, Eluard. Tous ils peinlitt�raturent, tous ces copains que Max Ernst a rassembl�s dans un tableau (30) de 1922. La m�me ann�e, Robert Desnos peint des mots dans la toile de la mort de Morise. Des mots dans la peinture, on en voit tout plein partout. Desnos en a truff� sa toile, Picabia est intarissable et tout �a, la faute � qui ? Aux cubistes dont je vous disais qu�ils faisaient rien qu�� taper le carton et jouer de la guitare dans leurs natures mortes, jusqu�au moment o� ils se sont mis � coller tout et n�importe quoi sur leurs toiles, � commencer par des mots.
On n�en sort plus ! Peinture et litt�rature, c�est pas un sujet de papier mais un gouffre. Sans compter que �a int�resse plein de monde et la preuve m�me sur Internet si on tape peinture et litt�rature, � miracle, on tombe sur quoi ? Un appel � contribution de la Soci�t� fran�aise de litt�rature g�n�rale et compar�e. Et le sujet c�est quoi � votre avis ? Ben tout simplement : Peinture et litt�rature au XX�me si�cle. Ce sera en novembre 2004 au Mus�e d�art moderne et contemporain de Strasbourg. Qui sait ? J�arriverai peut-�tre � me faire inviter si j�enfile ma panoplie de docteur en histoire de l�art� (31)
Jean-Pierre M�lot
Docteur en histoire de l�art, Jean-Pierre M�lot est adjoint du conservateur du Mus�e des Beaux-Arts du Havre (Mus�e Malraux) et enseigne � l��cole du Louvre. Il a notamment sign� le texte du catalogue de l�exposition de Michel Danton � Gu�thary, �loge de la marge ou Petites digressions en marge (Mus�e de Gu�thary-La Visitation, 2004) et celui du catalogue de l�exposition de Jeannette Leroy (Jeannette Leroy, seconde nature, S�guier, 2002).
Notes
1. Blaise Cendrars : La Prose du Transsib�rien et de la petite Jehanne de France, couleurs simultan�es de Sonia Delaunay-Terk, Paris, Editions des hommes nouveaux, 1913.
2. Arshille Gorky, peintre vivant aux Etats-Unis dans l�Entre-deux-guerres et qui reprend dans sa peinture la technique de l�automatisme mise au point par les surr�alistes. Il est l�une des sources de l�Expressionnisme abstrait am�ricain.
3. Un �crivain peintre qu�on ne pr�sente plus, qui a cultiv� la cr�ation intuitive � l�encre, au marc de caf�Dans la s�rie des �crivains peintres, on consultera avec profit l��uvre pictural trop m�connu du su�dois August Strindberg : Strindberg peintre et photographe, Stockholm, National Museum, Copenhague, Stateus Museum for Kunst, Paris, Mus�e d�Orsay, 2001-2002.
4. Sur les collaborations entre peintres et �crivains, l�ouvrage fondamental demeure : Fran�ois Chapon : Le peintre et le livre. L��ge d�or du livre illustr� en France, 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987. Une pure merveille!
5. Ouvrage de Reverdy qui analyse l��uvre de quelques-uns des grands peintres cubistes dont Picasso et Juan Gris. Reverdy Pierre, Notes �ternelles du pr�sent, �crits sur l'art, 1923-1960, in �uvres compl�tes, vol. 14, Flammarion, 1989.
6. Guillaume Apollinaire : Le Bestiaire ou Cort�ge d�Orph�e, illustr� de xylographie de Raoul Dufy, Paris, Deplanche, 1911.
7. Apollinaire avait d�abord sollicit� Picasso, celui d�clinant l�offre de collaboration, le po�te s�est tourn� vers Dufy, qu�il connaissait bien car il avait pr�fac� pour lui et ses amis Friesz et Braque le catalogue de l�une des expositions du Cercle de l�Art Moderne au Havre.
8. Roman publi� par Emile Zola en 1886. Sa publication signe la fin de l�amiti� qui le liait au peintre d�Aix.
9. Edouard Manet : Portrait d�Emile Zola, huile sur toile, 1867-68, Paris, mus�e d�Orsay. Outre qu�il t�moigne de l�influence grandissante du japonisme, ce tableau rend un hommage appuy� � l��crivain et au journaliste, d�fenseur inconditionnel de la peinture r�aliste et impressionniste. Zola est repr�sent� � sa table de travail, environn� d�estampes, dont une reproduction de la fameuse Olympia. Un pan�gyrique de la modernit� au XIX� si�cle, dans la lign�e de Baudelaire, r�clamant � cors et � cris, la venue d�une peintre de la modernit�.
10. St�phane Mallarm� : L�Apr�s-midi d�un faune, frontispice, fleurons et cul-de-lampe par Edouard Manet, Paris, Alphonse Derenne, 1876. Manet est aussi l�auteur d�un portrait du po�te : Edouard Manet : Portrait de St�phane Mallarm�, huile sur toile, 1876, Paris, mus�e d�Orsay.
11. On aurait pu parler sans trop s��loigner du sujet des fameuses correspondances que ch�rissait Baudelaire et �voquer les Ballets russes, le Pr�lude � l�Apr�s-midi d�un faune�.Nijinsky, d�cors et costumes de L�on Bakst ! Cr�� en 1912 sous forme de ballet, et en 1894, avec la musique de Debussy.
12. Parade, ballet, argument de Jean Cocteau, musique d�Erik Satie, d�cors et costumes par Picasso, cr�� scandaleusement le 18 mai 1917. Monument historique de la cr�ation d�alors : Apollinaire �crit pour la premi�re fois � propos de cette cr�ation un mot nouveau : surr�aliste. Le roi du n�ologisme qui fait flor�s Apollinaire !
13. Ouvrage du XV� si�cle, agr�ment� d�enluminures dues � un proche du Ma�tre de Bedford. Conserv� � la Biblioth�que Nationale de France.
14. Serge Gainsbourg : Evgu�nie Sokolov, Paris, Gallimard, 1980.
15. Jean Paulhan : Braque le patron, Gen�ve-Paris, Trois collines, collection les grands peintres par leurs amis, 1946.
16. Sonia Delaunay-Terk : Nous irons jusqu�au soleil, Paris, Laffont, 1978. Ouvrage de Sonia Delaunay sur son parcours en peinture et celui de son mari Robert Delaunay, cr�ateur de l�Orphisme.
17. Isidore Isou, cr�ateur du Lettrisme et l�un des principaux protagonistes de ce mouvement international qui, � partir de 1946, r�volutionne la po�sie graphique et sonore.
18. La peinture religieuse puise dans les textes bibliques. Voir � ce propos les livres d�heures, genre les Tr�s riches heures du Duc de Berry et aussi bien �videmment, toute la peinture qui a abondamment illustr� le saint livre et dont regorgent nos �glises et nos mus�es.
19. Diderot : Essais sur la peinture. Salons de 1759,1761,1763, Paris, Hermann, Editeurs des Sciences et des Arts, 1984, p. 65.
20. Jacques Louis David : Le Serment des Horaces, huile sur toile, 1784, Paris, Mus�e du Louvre. Episode racont� notamment par Tite-Live, C�sar et bien s�r Corneille.
21. Eug�ne Delacroix : La Mort de Sardanapale, huile sur toile, 1827, Paris, Mus�e du Louvre.
22. La Mort de Sardanapale ou Hamlet et Horatio s�inspirent d��uvres de Lord Byron.
23. Odilon Redon : Ophelia, pastel, vers 1900-1905, New York, coll. Wildenstein and Co.
24. John Everett Millais : Oph�lie, huile sur toile, 1852, Londres, Tate Gallery. Ne nous �tonnons pas de la date qui pourrait faire croire � un anachronisme. En mati�re de symbolisme les anglais furent des pr�curseurs.
25. Dante Rossetti : Beata Beatrix, huile sur toile, 1863, Londres, Tate Gallery.
26. Notamment celui de Salom� que l�on trouve aussi chez Oscar Wilde pour lequel Beardsley donnera des illustrations.
27. Henri Matisse : Luxe, calme et volupt�, huile sur toile, 1904, Paris mus�e d�Orsay. Matisse s�inspire de l�Invitation au Voyage de Baudelaire. Matisse a travaill� � plusieurs reprises autour des �uvres de Baudelaire.
28. Gertrude Stein : Autobiographie d�Alice Toklas, publi� en 1933. L��criavain y raconte son mode : Picasso, Braque, Matisse, Laurencin�
29. Voir par exemple la Une de Erutarretil, n�11-12, octobre 1923.
30. Max Ernst : Au rendez-vous des amis, 1922, huile sur toile, Cologne, Wallraf-Richartz Museum.
31. http://www.vox-poetica.org/sflgc/info/18.html
Illustration
� Michel Danton : L�gend�e, technique mixte, 2004.
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