L'humain n'existe pas

Chroniques
Rarement projet littéraire aura été plus ambitieux et plus rare encore la réussite, totale.

2001. Un mythe capitaliste s'effondre, les tours, un mythe littéraire naît, Jonathan Littell. Il est américain et travaille depuis plusieurs années pour Action Contre la Faim. Après Sarajevo, l'Afghanistan, la Tchétchénie, le Rwanda et le Sierra Leone, il s'arrête net à Moscou et entreprend l'écriture d'un long roman en français. Ensuite l'accouchement suit son cours. Un agent anglais Andrew Nurnberg propose il y a moins d'un an le manuscrit à Gallimard. C'est Richard Millet qui s'y colle. Il doit éditer ses 900 pages pour la rentrée de septembre 2006. Un process somme toute classique. Pas de belle histoire, pas de rencontre. Et pourtant au final les Bienveillantes est un chef d'oeuvre de la littérature.

60 ans que la littérature puise dans l'Histoire une inspiration et une matière. On retiendra en 1953, Robert Merle et La Mort est mon métier, qui avait eu également ses détracteurs. Avant tout, Jonathan Littell raconte ici l'histoire. Pas celle avec un grand H, non, il travaille comme on l'a rarement fait sur la fiction. Il crée l'histoire à partir de l'Histoire. Jusqu'où un auteur peut se plonger pour créer une fiction. Exercice périlleux, long mais au final magistral. L'anti auto-fiction: entre Angot et Littell, il est injuste de parler de pauvreté de l'offre littéraire du moment.

"Je suis une véritable usine à souvenir". L'auteur prévient, dès le début du roman, on est happé. Sa Toccata (titre du premier chapitre, donc chacun renvoie à un terme musical -ndlr) est une manière brillante de justifier son entreprise. La suite des mémoires est rythmée par une Sarabande, un Menuet, un Air et une Gigue. Un vrai récital.

Bourreaucratie

Maximilien Aue qui dirige aujourd'hui une usine dans le nord entreprend d'écrire ses mémoires sur quatre années de sa vie, 1941 - 1944. Cadre de la Waffen SS, il a, le plus naturellement du monde, organisé et inspecté les opérations d'élimination sur le front Est. En clair, il participe au génocide pour le compte du Reich. Mais il n'est pas aussi disciplinaire que cela. Sa personnalité complexe teintée d'inceste, d'homosexualité et de meurtre, laisse sur chacune des 900 pages, une trace de sperme et de sang indélébile. Peu à peu, il s'enfonce dans l'abîme, sciemment, consciemment. "Ce que j'ai fait, je l'ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu'il y allait de mon devoir et qu'il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût" . Le bureau des bourreaux est ouvert. 1,47 morts allemands par minute, 2,5 morts juifs et 9,8 soviets. Pour sortir des Bienveillantes, il faut prévoir trois semaines à raison d'une heure de lecture par jour. Soit 22,05 heures. A vous de faire les comptes. Dans sa fresque, Littell convoque un grand nombre de personnages, réels ou fictifs, bourreau ou victime… humains. Il n'est pas question de les aimer ou pas.

Plus responsable encore que son héros de bourreau, Jonathan Littell se rend coupable d'un fait : la leçon littéraire massive, avec à ce jour plus de 300 000 victimes et un Goncourt. Le titre, que son éditeur Millet n'aimait d'ailleurs pas tellement, prend tous son sens à la dernière phrase de la dernière page. Inspiré des déesses cruelles et vengeresses, d'après Eschyle dans les Euménides, les Bienveillantes n'aura de cesse de rappeler que c'est l'inhumanité qui précède les hommes. Je vis, je fais ce qui est possible, il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Et vous, de quel côté du mal êtes-vous ?

Charles Patin O'Coohoon

Les Bienveillantes
Jonathan Littell
Ed. Gallimard
894 p / 25 €
ISBN: 207078097
Last modified onlundi, 26 avril 2010 18:51 Read 4972 times