Julie Otsuka
Julie Otsuka DR

Premier voyage avant l'oubli

Chroniques

Après un premier roman très remarqué, Quand l'empereur était un dieu, dans lequel elle se penchait sur le sort méconnu de ces Américains d'origine japonaise, parqués dans des camps car soupçonnés d'espionnage pendant la seconde guerre mondiale, Julie Otsuka révèle la trajectoire aussi étonnante que bouleversante des pictures brides, ces Japonaises qui partaient retrouver un époux qu'elles n'avaient jamais vu qu'en photo, mais qui avaient l'énorme atout de vivre aux États-Unis...

Étrange destin en effet que celui de ces femmes japonaises qui, au début du XXe siècle, ont traversé le Pacifique pour rejoindre ce pays porteur de grands rêves de bonheur et d'épanouissement. Elles furent ainsi des centaines à s'embarquer pour les États-Unis avec pour seuls bagages la photo de leur mari promis, leurs kimonos préférés et quelques abstraits conseils de leur mère quant aux mystères de la vie conjugale.

Expédiées par leur père car jugées trop dures à marier dans l'archipel nippon - et surtout ainsi pourvoyeuses d'une source de revenus inespérée - , elles constituaient un don miraculeux, une promesse de vie meilleure, voire normalisée, pour ces Japonais exilés aux États-Unis. Car ces derniers avaient beau avoir rejoint ce continent depuis des années, se mêler aux autochtones et tenter de devenir leurs égaux relevait de la gageure. S'il ne leur était évidemment pas légalement interdit d'épouser des natives américaines, cela leur était dans les faits socialement et matériellement impossible.

Du roman de formation auquel il peut un temps s'apparenter dans la mesure où l'on suit ces jeunes femmes, au-delà de leur traversée, dans la façon dont elles se découvrent et s'affirment en tant que femmes, Certaines n'avaient jamais vu la mer est avant tout un roman de la désillusion, puis de la trahison. Déçues dans un premier temps par la brutalité de la relation conjugale dans laquelle elles se retrouvent embarquées avec des hommes souvent bien moins juvéniles et fringants que ne le laissait présager la trompeuse photo qu'elles avaient reçue en promesse, c'est du rejet des Américains qu'elles souffrent ensuite davantage. Envoyées aux champs ou reléguées au rang de domestique, avilissement suprême pour les Japonais, leur destin témoigne du disfonctionnement flagrant du melting pot américain.

Un chœur antico-moderne : la boucle est bouclée ?

Si l'on découvre avec frayeur, scandale et surprise le sort progressivement subi d'abord par ces jeunes femmes, puis par l'ensemble de la communauté tout ensemble discriminée, la poignance de ce texte, tient à la force de son incarnation par le biais d'une voix collective. Ce « nous » porteur de ces voix féminines, c'est à la fois chacune d'entre elle dans sa singularité initiale et  la trajectoire singulièrement concordante, mais surtout « elles » par opposition à « eux », les Américains du cru qui les méprisent, les ignorent, les amalgament en tant que minorité indigne d'être considérée pour autre chose que des étrangers ne pouvant être appréhendés que d'un point de vue utilitariste. Apre découverte du revers de la médaille de ce pays de cocagne et de la supposée tolérance, où tous les efforts d'intégration demeurent vains. Même aller chez le coiffeur devient un défi, seuls les ceux habitués à s'occuper des Noirs acceptant de s'occuper de leurs cheveux foncés et épais...

Plus le roman progresse et plus la forme chorale choisie par Julie Otsuka apparaît justifiée. Par la dimension tragique du destin de ces héroïnes, qui renvoie immédiatement au chœur antique  - et n'est pas sans rappeler le sort de ces jeunes gens embarqués pour satisfaire les caprices du Minautore.... Mais aussi du fait de la négation progressive de l'individualité de ces jeunes filles. En tant que femmes (peu considérées par leur mari) et en tant que Japonaises - leurs patronnes allant jusqu'à les rebaptiser. La puissance poétique de la langue de Julie Otsuka rend d'autant plus crue les désillusions et les violences qu'elle dévoile au détour d'une phrase. La parole circule ainsi, entre flux de pensées et complainte collective. Et lorsque, furtivement, une individualité surgit, c'est souvent pour évoquer un cas extrême, désespéré (suicide, exil, disparition volontaire) qui ne fait qu'exacerber une douleur commune. Qui ne cesse d'aller croissant, accrue par la distance prise par leurs enfants, honteux de leur ascendance, puis la suspicion des Américains à leur égard lorsqu'éclate la seconde guerre mondiale... La prise de conscience ne s'effectuera que cruellement, à rebours, lorsque ressurgiront en négatif les qualités de cette communauté discrète et travailleuse qui méritait sans nul doute un regard simplement humain et plus égalitaire.

Écartant brillamment tout sentimentalisme outrancier, orchestrant cette étonnante clameur quasi d'outre-tombe, Julie Otsuka révèle un pan d'Histoire qui vient opportunément compléter le lent puzzle de la construction des États-Unis...

Certaines n'avaient jamais vu la mer
Julie Otsuka

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Ed. Phébus
140 p. - 15 €

Last modified onlundi, 24 septembre 2012 23:46 Read 2205 times