L�homme ralenti J.M. Coetzee Le Seuil

Prix éditeur 20.00 euros

Apr�s les d�boires et la d�cadence d�un homme marqu� par le scandale dans Disgr�ce , le prix Nobel de litt�rature 2003 part sur les pas d�un autre homme seul. Cap sur l�Australie cette fois, terre neuve et creuset de nationalit�s par excellence

Un seul �tre vous heurte, et tout est boulevers�. Ainsi en va-t-il de Paul Rayment, homme certes vieillissant mais n�anmoins encore tr�s alerte, qui se fait un beau jour renverser de sa bicyclette par un jeune chauffard inconscient. � soixante ans pass�s, la jambe qu�il y perd et l�amputation qui s�ensuit ont des accents de requiem. D�sormais infirme, refusant d�ailleurs toute proth�se, il voit se profiler la perspective d�une r�clusion � perp�tuit� dans une impotence imminente. Passant par diff�rentes phases de misanthropie aggrav�e, de pessimisme inconsolable, de parano�a, et avoir remerci� une s�rie d�aides soignantes toutes trop condescendantes ou incomp�tentes, Paul Rayment parvient n�anmoins � consid�rer la possibilit� d�une convalescence. Tout cela gr�ce aux bons soins de Marijana Jokic, fra�chement arriv�e de sa Croatie natale. Bien malgr� elle, cette auxiliaire de vie dou�e et patiente outrepasse son r�le de simple r��ducatrice dans l�esprit du malade qui projette en elle les manques accumul�s tout au long de sa vie et dont une pr�sence f�minine attentionn�e � ses c�t�s lui fait finalement prendre conscience.

� Rite de passage �
Tel un �lectrochoc, cet accident a priori mortif�re prend en effet des reflets salvateurs. C�est au c�ur de sa plus profonde vuln�rabilit�, pressentant le cr�puscule de sa vie, que Paul Rayment red�couvre les vertus du contact humain, et manifeste une aptitude pour une certaine sensualit�. Lui dont l�existence a �t� marqu�e par le sceau de la solitude et de l�isolement plus ou moins volontaire (coup� de ses racines europ�ennes, sa seule union a d�bouch� sur un divorce), r�alise soudainement le c�t� vain d�une existence sans filiation. � quoi bon vivre si c�est pour dispara�tre sans laisser de trace ? Photographe et collectionneur obsessionnel, c�est en n�gatif, � l�image des clich�s qu�il a m�ticuleusement accumul�s, qu�il semble avoir v�cu jusqu�� pr�sent. Pure illusion pourtant et pi�tre substitut � la tendresse et � la fiert� paternelle que ces fant�mes d�existences dont il conna�t si peu de choses. Aussi, lorsque la famille Jokic rentre dans sa vie va-t-il s�y agripper telle une sangsue avant de r�aliser qu�une pi�ce rapport�e de son �ge ne peut se permettre d��go�stement bouleverser l�int�gration sociale de cette famille en terre nouvelle. Difficile d�accepter qu�en dehors du legs de sa collection de photographies � la biblioth�que, le tout orn� d�un cartel glorifiant la m�moire du
g�n�reux donateur, rien ne lui survivra lorsqu�il s��clipsera. Apr�s s��tre dissimul� derri�re l�objectif de son appareil, Paul Rayment semble en effet dispos� � troquer ses habits de solitaire intempestif pour une existence plus r�elle et tangible. Les charmes de madame Jokic ne sont �videmment pas innocents dans cet �veil des sens et des sentiments, la rencontre avec Elizabeth Costello appara�t tout aussi cruciale.

L�angoisse de la page blanche

Quel est donc le r�le de cette myst�rieuse femme, �crivain de son �tat ? Manipulatrice, ange gardien, double f�minin envahissant ou amie bienveillante ? Plus qu�un clin d��il au lecteur fid�le qui se souviendra sans aucun doute du pr�c�dent roman �ponyme de Coetzee, elle est l��l�ment perturbateur et myst�rieux qui cherche � introduire un peu de substance dans le r�el, d�ancrer la vie de cet homme dans le monde vivant. Outre la proximit� g�n�rationnelle, ces deux personnages partagent une obsession commune � marquer de leur empreinte leur environnement proche afin de se m�nager une post�rit� plus ou moins glorieuse. Un terreau aussi vierge que la terre australienne ne pourrait �tre plus propice. C�est donc sous l��gide de cette troublante marraine litt�raire, double f�minin en qu�te d�inspiration, que Paul Rayment apprend (mais un peu tard ?) � devenir le personnage principal de sa vie et r�veiller son � c�ur embusqu� �. �volution d�ailleurs subtilement accompagn�e par un r�cit au sein duquel le � je � l�emporte progressivement sur le � il �, les dialogues sur la narration indirecte pure et donc la distanciation de cet homme par rapport � son �tre propre. Prouesse parvenant m�me � trouver dans l�amputation les germes d�une renaissance. Une deuxi�me chance lui est offerte. Encore faut-il qu�il la saisisse� � Je me suis laiss� d�passer par le temps, par l�histoire �. Constat banal d�une lucidit� tardive, c�est �galement sur un r�le oubli� de la litt�rature que Coetzee met l�accent. Dans un pays dit sans histoire, � quelles branches un d�racin� peut-il se raccrocher si ce n�est � ses doubles romanesques ? Souvenons nous donc avec eux que � c�est la passion qui fait marcher le monde �.


Laurence Bourgeon