Une soeur mauricienne

Interviews
Natacha Appanah a 34 ans et avec son quatrième livre, Le Dernier frère, elle nous bouleverse en nous racontant l’histoire de Raj, petit Mauricien de 9 ans rattrapé par l’Histoire durant la Deuxième guerre mondiale.

Le dernier frère parle d’un fait historique peu connu : l’armée britannique a gardé prisonniers sur l’île Maurice des Juifs entre 39 et 45, un fait que l’on a du mal à comprendre vu ce qu’on sait des alliances pendant la Deuxième guerre mondiale : vous pouvez nous en dire plus ?

En fait, il s’agit de plusieurs bateaux contenant des Juifs d’Europe centrale qui fuyaient le nazisme et voulaient se réfugier à Haïfa, alors sous mandat britannique : étant sans papier, ils ont été considérés comme des immigrants illégaux et se sont vus refuser l’entrée en Palestine. A cause du nazisme, les Anglais ne pouvaient les renvoyer chez eux, ils ont donc décidé de les envoyer dans une prison sur l’île Maurice qui était alors une de leurs colonies. Cela n’a rien à voir avec de l’antisémitisme, c’est uniquement pour eux un problème administratif qui justifiait leur détention sur l’île.

Votre premier roman Les Rochers de la poudre d’or parlaient aussi d’un fait historique peu connu, à savoir l’immigration d’Indiens sur l’île Maurice au début du 20ème siècle qui croyaient y trouver l’Eldorado mais se sont retrouvés exploités dans les champs sucriers des colons anglais et français : vous tombez sur ces faits par hasard ou vous les recherchez ?

A vrai dire, en milieu anglophone, l’histoire de l’immigration des Indiens est assez connue, moi même je descends de ces émigrés, beaucoup de livres existent sur le sujet. ceci étant, il est vrai que dans le monde francophone, on le sait peu. Pour moi, quand j’étais à Maurice, c’était une histoire tout à fait banale, mais quand je suis arrivée en France, on me posait des questions, on me disait « Ah bon, tu es Indienne, mais je connais un Mauricien qui ne te ressemble pas du tout ». Il pouvait être noir, blanc, asiatique… J’ai réalisé alors que pour beaucoup de gens, après l’abolition de l’esclavage, il n’y avait plus rien eu alors que ce sont les Indiens qui ont pris cette place. Pour Le Dernier frère en revanche, c’est effectivement un fait méconnu, même des Mauriciens.

On le ressent dans votre livre, notamment vers la fin avec la scène dans la salle de classe

Oui, précisément, mais parce que c’est une histoire d’Anglais entre Anglais : les administrateurs ont géré cette affaire dans leur coin, sans avoir de comptes à rendre. Tous les gens qui ont travaillé dans cette prison étaient anglais, aucun Juif n’est resté après la fin de la guerre sauf ceux bien sûr qui étaient morts là bas, il n’y a eu aucune transmission, aucune mémoire. C’est comme si un monde parallèle s’était ouvert pendant quatre ans à Maurice, ils sont venus, ils sont restés, ils sont repartis. Moi, c’est un collègue qui m’en a parlé quand j’étais journaliste, c’était resté dans un coin de ma tête. L’apprendre m’avait d’ailleurs plongée dans un terrible état de tristesse car j’avais toujours cru vivre dans un pays qui avait été épargné par le conflit mondial, qui n’avait pas à se déterminer par rapport à cette mémoire collective. Peu de temps après je suis venue en France, j’ai été prise d’une grande curiosité par rapport aux guerres mondiales, frappée d’ailleurs par la place qu’elles avaient ici, même dans la vie quotidienne : à Lyon où j’habitais, j’avais des amis dont le père ou le grand père avaient fait ces guerres. Et je ne parle pas des plaques dans les rues, un Français ne doit probablement plus les voir, moi ça me fascine. Cela fait partie d’une mémoire collective que je n’ai pas et qui me saute aux yeux, par exemple quand je suis dans des villes de province, je cherche toujours le monument aux morts. Cela me touche beaucoup, je fais partie de ces gens qui se demande ce qu’ils auraient fait s’ils avaient eu 20 ans en 1940. C’est en tous cas de là que partent les prémices de l’histoire du Dernier Frère.

Vous êtes originaire de l’île Maurice, votre premier roman traite de l’immigration, vos romans suivants sauf le troisième s’y déroulent, vous avez du remarquer que ces dernières années ont vus fleurir beaucoup de livres sur le thème de l’origine, de ’identité : vous êtes sensibles à ces notions ?

Moi je suis plus motivée par les thèmes de la transmission, de l’enfermement: comment trouver sa place dans un monde qui n’est pas le sien ? Ce qui rejoint le thème de l’identité, mais je ne suis absolument pas une hystérique je pense aussi que l’identité est quelque chose qui évolue, que l’on construit nous même avec ce qu’on a, ce qu’on a eu, ce qu’on va avoir. Je suis toujours très gênée quand on me demande « mais finalement d’où venez-vous ? A quoi appartenez-vous ? » Evidement je suis née à Maurice comme mes parents comme mes grands parents, évidemment j’appartiens à l’inde, évidemment j’appartiens à l’Afrique parce que Maurice est près de l’Afrique, sans parler du côté très asiatique de Maurice dans la façon de travailler par exemple, évidemment j’appartiens à l’Europe parce que j’y vis etc. En fait, je ne voudrais pas que mon identité soit statique. Bien sûr L’île Maurice a une place importante dans mes romans mais ell est toujours très différente. Dans Les rochers de la poudre d’or elle est l’île rêvée, elle est l’île promise, l’Eldorado, dans le deuxième, elle est hyper sensuelle, charnelle, il y a le Soleil, elle est le lieu du désir, de l’amour, de l’illusion aussi île paradisiaque dont la réalité est bien loin de l’être. Dans le troisième elle est totalement absente, elle est l’île qu’on quitte pour aller faire autre chose. Enfin, dans Le Dernier frère, il n’est pas question de la mer, on la voit de l’intérieur. On me parle d’ailleurs souvent de la forêt qui y a une grande place : cela me fait plaisir mais je ne peux pas mentir, au moment où j’écrivais ce livre, j’étais en Corse, je me suis beaucoup promené dans ses forêts, je m’y suis même perdue deux fois ! Je sais qu’il y a dans mon roman beaucoup de ce ressenti.

Le personnage de la mère de Raj qui fait des décoctions, Raj lui même, sa vie, tout est assez connoté comme entrant dans ce qu’on appelle la littérature des îles, chez Gallimard vous étiez publiée dans la collection « continents noirs » : on a un début de réponse dans vos propos précédents mais n’est-ce pas un peu énervant d’être étiqueté ainsi « littérature francophone » et pas simplement considéré comme un auteur simplement français ?

Avec ce livre, un des plus beaux compliments qu’on m’ait fait – et là on va très loin dans la notion d’identité – ça été de me dire, « on avait oublié que tu étais une femme ». Il y a en fait plusieurs tiroirs : celui du pays, celui des origines, des îles comme vous dites et de l’image qu’on en a, il y a aussi le tiroir de sa suexualité et du genre auquel on appartient. Moi, si on devait un jour me demander comment vous vous décrivez, je répondrai avec beaucoup de bonheur et de respect que je suis un écrivain de langue française. Je ne trouve rien de plus juste.

Dans votre deuxième livre, il était question d’une histoire d’amour avec l’expression du désir, de la jalousie, dans La Noce d’Anna, c’est l’amour maternel qui est mis en exergue, avec une langue très contemporaine. Dans Le Dernier frère c’est au contraire une langue plus classique qui vient évoquer des faits historiques à travers l’histoire d’un enfant mauricien : autant de livres qui n’ont rien à voir avec les autres : hasard de l’inspiration ou évolution réfléchie de votre écriture ?
Je crois qu’il y a effectivement une évolution dans mon travail mais je dois dire que j’ai d’abord des envies. L’inspiration, je ne peux pas dire que je n’en ai pas mais si je faisais partie de ces écrivains qui l’attendent, je n’écrirais jamais ! L’inspiration qui descend sur soi est très rare…
En fait, quand j’écris, le pays ne compte pas, l’histoire elle-même devient secondaire, ce qui est primordial, c’est la voix du personnage, celle qui donne le ton à l’ensemble : elle va déterminer la langue plus classique, l’atmosphère, la façon dont le personnage parle, parle des autres, la façon dont il bouge dans son environnement. Pour Sonia dans La Noce d’Anna, c’était ça, être cette femme de 42 ans qui raconte le mariage de sa fille en toute souvenirs douloureux. Pour Le Dernier frère, c’est un livre qui ne tient que par la voix de Raj, Raj qui a 70 ans et qui va raconter cette histoire en se remettant dans la peau de l’enfant qu’il était à 9 ans. La voix, c’est ce qui passe avant l’histoire, c’est ce qui va me permettre de travailler sur un livre durant des mois voire des années, si je l’ai bien ancrée en moi. On me dit « vous faites des livres très différents » mais je crois que ce sont les personnages qui sont très différents. Ce sont eux qui donnent le ton.

Dans Le Dernier frère, on pourrait considérer qu’il s’articule autour de deux évènements bien distincts : la tempête qui vient briser la vie presque idyllique que menait Raj avec ses deux frères et de l’autre, sa rencontre avec David qui marque le début d’une forte amitié. Or, ce qui les réunit, c’est l’importance du lien fraternel : c’est ce qui vous a intéressé pour le personnage de Raj ?

Oui, la notion de la fratrie et comment on se crée soi-même sa fratrie et comment dans son cas on essaie de recréer la fraternité perdue, comment Raj projette en David tous ses espoirs de fraternité, d’amitié, d’amour. D’autant que la relation avec ses deux frères était presque idyllique malgré un quotidien très dur, agissant comme une espèce de bulle, faite d’amour pur, de protection mutuelle, de solidarité qu’il n’a de cesse de vouloir retrouver.

A ce propos, vous avez lu Les enfants des héros de Lionel Trouillot chez Actes Sud ? Comme dans votre livre, on y retrouve l’idée d’enfants soumis à la violence paternelle, ainsi que le récit d’une cavale de ces enfants. Cette violence d’un parent, c’est personnel ?

Non, je n’ai pas lu le livre. Quant à la violence, heureusement, je n’ai jamais vécu ça. Mais c’est quelque chose d'imprévu qui est venu doucement pendant l’élaboration du roman. Quand on commence à raconter ces sociétés là dans ces années là, on voit bien que c’étaient des sociétés violentes, les hommes travaillaient du matin au soir, et finissaient leurs journées dans l’alcool.

Dernière question. Vous venez d’obtenir le prix Fnac, on espère que d’autres suivront. Vous avez d’autres projets ?

Non, je n’ai pas de projets d’écriture, seulement des idées. Je n’écris pas tous les jours, j’ai un autre métier : je travaille pour une ONG. Je dois dire que Le Dernier frère était un livre assez lourd et je m’en rends compte tous les jours : par exemple, avec les question qu’on me pose régulièrement, ça m’ouvre d’autres perspectives et je continuerais presque à l’écrire !

Maïa Gabily

Le Dernier frère
Natacha Appanah
Ed. L'Olivier
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Last modified onmercredi, 01 juillet 2009 22:23 Read 2682 times