Tristram, ou l’antimarketing

Interviews
Tristram a 20 ans, et Tristram Shandy, le roman qui a inspiré le nom de cette maison pointue et ludique, en a plus de 300. Manière de dire que la littérature est partout et à tous : de Laurence Stern à Lester Bangs, en passant par JG Ballard. Culte, on vous dit.

Zone : Qu’est ce qui vous guide dans le choix des livres que vous allez éditer ?

JHG : Le premier livre que nous ayons édité fut des poésies d’Isodore, alias le compte de Lautréamont, en 1989. Pour vous répondre, la seule chose qui guide nos choix éditoriaux est notre subjectivité absolue ! Si il y a évidemment un écrivain qui nous tient à cœur, c’est Laurence Stern, l’auteur de Tristram Shandy. La traduction de ce roman – un des plus grands de tous les temps – fut un travail colossal. A cause d’une traduction abominable, il n’était plus étudié à l’université en France. Il a peut-être eu le tort aussi d’être trop anglais et de s’être fait approprié par Diderot, qui lui a emprunté beaucoup de procédés narratifs. Tristram Shandy a pourtant une place immense dans la littérature mondiale, c’est un peu le chainon manquant entre Rabelais et Cervantès.

Zone : Un petit éditeur, c’est fragile ! Quelles sont les parutions qui vous ont aidé financièrement, sachant que, au contraire du Dilettante, vous n’avez pas encore votre Anna Gavalda...

JHG : Tous les livres que nous éditons nous porte. Mais il faut avouer que si sur dix de nos livres, neuf réussissent à s’imposer intellectuellement, il n’en va pas de même financièrement: on est parfois peu récompensé, même si les retours sont toujours remarquables. Il y a néanmoins quelques grande dates de notre maison, où le chiffre d’affaires a rejoint l’esthétique, comme le premier Lester bangs que nous ayons édité, Psychotic reactions et autres carburateurs flingués, ou le roman de Pierre Bourgeade Les âmes juives. Un autre succès fut la biographie de Jackson Pollock, un travail immense, dont la carrière commerciale fut malheureusement stoppé par un article malhonnête paru dans le Monde. Il y eut aussi la foire aux atrocités de JG Ballard [l’auteur culte de Crash et de Millenium people, ndlr], dont l’édition définitive s’est vendu à plus de 5 000 exemplaires. Ce ne sont pas toujours les auteurs les plus importants qui vendent le plus. Si on faisait un parallèle avec la musique, il faudrait rappeler que David Bowie ne vend que 50 000 albums en France, soit l’équivalent financier de 5000 livres… C’est très peu !

Zone : 20 ans, c’est à la fois jeune et déjà respectable dans un milieu de l’édition où les maisons vieillissent comme des progériens. Comment voyez vous l’avenir ?

JHG : On ne va rien changer ! Nous fonctionnons toujours avec une petite poignée de projet et nous allons continuer à le faire. Peut-être allons-nous juste passer à une douzaine de publications par an, au lieu de six à neuf actuellement. Le développement de notre catalogue nous permet de passer moins de temps avec notre banquier et plus avec les livres, ce qui est appréciable. L’année prochaine, nous allons surtout développer notre partenariat avec les librairies et pour y améliorer la visibilité de nos ouvrages. Je crois finalement que la période actuelle est propice aux outsiders comme nous. On fait de la haute couture, en quelque sorte, alors que beaucoup d’éditeurs rognent sur la qualité technique de leurs livres ; le papier et la reliure sont de moins en moins bons chez beaucoup de confrères.

Zone : C’est un paradoxe de notre société de consommation : vouloir vendre plus « cheap », mais aussi cher !

SM : Les lecteurs – ou les consommateurs, devrais je dire – n’ont aucune idée des questions de production qui se cachent derrière les objets qu’ils achètent. En ce qui nous concerne, faire moins mais mieux est la seule chose que sachions faire. De notre point de vue, c’est dans la littérature que se niche la plus grande technicité : la mise au point d’une phrase est un travail d’orfèvre, de puissance et de précision. C’est effarant de voir la pauvreté du langage qui nous entoure : alors que les mots n’ont jamais été aussi présents, ils n’ont en même temps jamais été aussi pauvres. C’est le sort qui est fait au langage. On essaie chez Tristram de placer le potentiomètre dans le sens inverse, à l’opposé de cette conjoncture. Mais je le répète, nous sommes un éditeur populaire, pour tout le monde et pour chacun, où qu’il soit. En fait, on ne sait jamais à qui on s’adresse, les rencontres avec les lecteurs réserve souvent des surprises : on ne peut pas raisonner en couches sociales mais juste en termes de rencontres entre un lecteur et un livre. On ne sait jamais qui va lire quoi. Il parait que c’est de l’anti-marketing : on invente le lectorat à chaque livre.

Zone : Actes sud, a mis presque 30 ans pour obtenir un Goncourt et rentrer dans le rang germanopratin. En tant qu’« indépendant », quel regard jetez-vous sur les prix littéraires ?

SM : Etre indépendant ne revient qu'à choisir ses contraintes, nous ne sommes pas des militants. Quant aux prix littéraires, c’est une question que nous n’avons pas abordé, on sait très bien qu’ils sont plus dépendants de l’éditeur que du texte en lui-même… Alors peut-être un jour, mais pas pour l’instant.

Laurent Simon


Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gaillot
Ed.
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