Frank Westerman
Frank Westerman (c) Laurent Simon

La mort est plus lourde que l'air

Portraits

2000 morts en quelques minutes, quoi de plus mystérieux ? Mais attention, laissez le romanesque de côté, pour une fois. Contentez-vous de faits.

Frank Westerman est un homme avenant, Frank Westerman est un homme souriant. Pour autant, Frank Westerman est tout sauf un rigolo. Oubliez la chemise fantaisie et le sac à dos baroudeur qu’il ne porte que sur une épaule et sa très relative ressemblance avec Robin Williams période Jumanji. Imaginez vous un peu que ce journaliste – radio, écrit – né au Pays-Bas en 1964 a à son actif plusieurs théâtres de guerre, dont la couverture pour le quotidien de VolkskrantLe Monde hollandais – du siège de Srebrenica, une bonne approximation de l’enfer qu’il a décrit dans un de ses précédents opus Het Zwartste scenario. Un titre que l’on pourrait traduire littéralement par Le scénario le plus noir. Littéralement : cet homme, que sa fiche Wikipedia décrit comme un ex journaliste devenu écrivain apprécierait certainement ce mot si il comprenait le français. Selon Le Larousse : « Qui s’attache à chaque lettre, chaque mot d’un texte » ou « Se dit du sens strict d’une phrase, d’un mot ». Quel meilleur abord de la littérature pour un journaliste attaché à la description des faits, rien que des faits ? Comme tous les bons reporters de culture anglosaxonne, Frank Westerman a le souci du détail et de l’histoire qui fait mouche. Il en a déjà fait étalage dans ses précédents opus, au nombre de onze, dont seuls Les ingénieurs de l’âme – à propos de la mégalomanie des grands travaux staliniens – El negro et moi, qui traite lui du devenir étrange du corps taxidermisé d’un bushman, et Ararat ont été traduits en français par l’excellente maison Bourgois. Si excellente qu’on regrette les quelques coquilles laissées ça et là dans le texte de La Vallée tueuse, raison d’être de cette chronique et de la rencontre avec Frank Westerman.

La France contre le reste du monde

À bien y réfléchir, les évènements qui se sont déroulés dans la nuit du 21 août 1986 au lac Nyos ne pouvait qu’attirer l’attention de Frank Westerman. Il y a presque trente ans, dans une vallée reculée du Cameroun à près de 2000 personnes sont mortes en une nuit et avec elle, les insectes, les oiseaux et tout le bétail dans un rayon de près de 20 kilomètres. Des familles décimées, évanouies comme par l’effet d’une magie noire dans l’explosion d’une bombe sans souffle. On dirait le titre d’une nouvelle d’Arthur Conan Doyle mettant en scène Sherlock Holmes mais non : La vallée tueuse est un document unique, à mi-chemin entre le reportage et le roman, sur des évènements non encore tout à fait élucidés aujourd’hui. L'occasion pour les vulcanologues, le très médiatique Haroun Tazieff en tête, de confronter leurs vues sur les raisons scientifiques de cette catastrophe presque unique dans l’histoire de la volcanologie. On retiendra que le scientifique français plaidait à grands renforts de médias pour la théorie d’une éruption phréatique, le reste de la communauté mondiale penchant pour une éruption limnique. Des tonnes et des tonnes de dioxyde de carbone, un gaz plus lourd que l'air, incolore, inodore, sans saveur et parfaitement mortel, se déversant dans la vallée depuis le cratère du lac Nyos pour y asphyxier toute vie. Trente ans après, la controverse scientifique a cédé la place à l’histoire des hommes. Frank Westerman, en journaliste aguerri sait que la vérité n'existe a posteriori que dans les discours. Aucune image “live” – nous sommes en 1986 au fin fond de l’Afrique – pour montrer la réalité. Ne reste que les souvenirs…

Vulgarisation gonzo

Et c’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de traiter de tous les points de vue, à égalité, avec une humilité que devrait lui envier nombre de romanciers qui ont un rapport plus contrariés aux faits : celui des scientifiques dans un premier temps, celui des missionnaires présents sur le site de la catastrophe et enfin celui des autochtones. Le récit obtenu est un fascinant « work in progress » de la création d’une malédiction. Du lac Nyos au lac tueur, il y a tout un monde que le récit de Frank Westerman tente d’approcher. Les trois parties du livre en dévoilent d’ailleurs la méthode : créer un mythe est un travail partagé entre les tueurs, les porteurs et les faiseurs. Le journaliste se refuse d’ailleurs à prendre partie pour un aspect de la légende même si, interrogé à plusieurs reprises sur le sujet, il pencherait « le couteau sous la gorge » pour la théorie Tazieff. Certainement comme 99% des Français, voire des Européens à qui le mystère du lac Nyos est familier, même si ils sont certainement peu. Et pour cause : dans cette grande Bourse à la fiction qu’est l’Humanité, la prime va toujours à l’histoire colportée par son semblable. Frère, voisin, ami, compatriote… La science n’y peut rien. Si il manque une dimension proprement narrative à La vallée tueuse pour en faire un chef d'œuvre, à la manière des récits de Truman Capote, la minutie et l’ampleur du récit que Frank Westerman déroule sur 400 pages forcent le respect. Au delà du débat un peu tarte à la crème sur la différence entre fiction et réalité – vous ne trouverez même pas le début d’une réponse dans La Vallée tueuse –, le récit édifie par sa complexité et réserve même quelques surprises un peu “pop” : vous y croiserez notamment Georges Pernoud – oui, oui celui de Thalassa – ou l’histoire étrange du fils caché d’Haroun Tazieff et du musée qu’il a dédié à ce père absent. Toute une époque, pour qui a écouté ses histoires de volcans – le pic maudit de l’Erebus, le feu roulant du Nyragongo… – et a parfois rêvé d’y descendre pour découvrir ce qui s’y cachait vraiment.

Laurent Simon

Last modified onlundi, 12 octobre 2015 16:45 Read 485 times

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