Jón Kalman Stefánsson
Jón Kalman Stefánsson (c) Hélie Gallimard

Les trois points cardinaux

Chroniques

« Dites ces mots Ma vie, et retenez vos larmes. » Ces vers de Louis Aragon résumeraient à merveille le dernier voyage que nous offre Jón Kalman Stefánsson. Celui d’une vie.

Trois époques : Keflavík aujourd’hui, Keflavík en 1980 et Norðfjörður jadis. Deux hommes : Ari et son grand-père, Oddur. Une île, et pas n’importe laquelle : l’Islande. Théâtre idéal aux tempêtes les plus hostiles et prétexte parfait aux conflits intérieurs les plus arides, donc à cette « chronique familiale ». Mais pas seulement. Ce bout de terre est aussi celui qui a vu naître et grandir Jón Kalman Stefánsson, fameux poète et romancier qui, après avoir travaillé dans la pêche et la maçonnerie, quitta cette ville qui « n’existe pas », Keflavík, pour Copenhague avant de rentrer enfin au pays, trois ans plus tard. Exactement comme Ari, éditeur et écrivain qui, un matin, balaie du revers de la main la table du petit-déjeuner et sa vie de mari et de père pourtant heureux. Un geste, un seul, comme le coup de pied qui évite la noyade. Ari s’enfuira aussi au Danemark, où il tentera d’exister, avant de revenir, lui aussi, quelques années après. Poussé par un mystérieux colis reçu de son père, contenant une photo de ses parents et le diplôme d’honneur décerné à son grand-père, capitaine et armateur. Deux enveloppes qui feront subitement remonter les souvenirs à la surface, les questions avec. Car plus qu’une saga, mot devenu quelque peu pompeux mais qui trouve justement son origine dans la langue islandaise, ce roman nous interroge sur notre place, sur nos racines, sur nos choix de vie.

Quête
De sacrifices en culpabilité, de regrets en remords, de silences en ténacité, l’auteur explore les tréfonds des âmes de chacun de ses personnages sans jamais les lâcher, malgré les ballottements d’une époque à une autre, d’un bout de fjord sauvage à un port de pêche occupé par une base américaine. Par-delà l’infinie poésie dont l’auteur habille ses paysages et les êtres qui les peuplent, et l’humilité et l’amour qu’il met entre leurs mains, la question de ce que nous faisons de nos rêves et de nos fantômes traverse ainsi le roman, battue par les vents, affaiblie par « les assauts répétés du quotidien ». « Si je devais résumer mon roman, a expliqué Jón Kalman Stefánsson à la librairie bordelaise Mollat, je dirais qu’il parle de la difficulté d’exister de nos jours alors que nous nous éloignons de plus en plus de nos racines, que nous nous laissons envahir par le stress et croulons sous le travail. Avant, les gens vieillissaient plus vite à cause de la pénibilité de leurs tâches, maintenant c’est à cause du stress. (…) Mais quand j’ai commencé à écrire le livre, je me suis rendu compte que pour comprendre la vie d’aujourd’hui je devais me tourner vers le passé, pour comprendre comment on vivait avant et ce qui avait changé ou non. Il y a un siècle, par exemple, les gens n’avaient pas tellement de choix dans la vie. Ils ne pouvaient pas choisir leur éducation, à moins d’être très intelligents ou très riches. Ils n’avaient souvent qu’un ou deux chemins à suivre. (…) Aujourd’hui, nous faisons face à une centaine de chemins et nous devons faire des choix, seuls. Telle est la source des souffrances d’aujourd’hui et je trouve cela étrange. Choisir sa propre voie, c’est ce qui rend nos vies si difficiles aujourd’hui. »
Est-ce pour cette raison que tous les chapitres consacrés à Norðfjörður, donc aux grands-parents d’Ari, Oddur et Margret, sont plus beaux, plus lyriques, puis puissants? Pas forcément plus tendres, mais à la fois d’une simplicité sauvage et d’une intensité idéalisée ? Comme un exemple duquel s’inspirer, quand le coeur avait l’amplitude de palpiter. Jón Kalman Stefánsson fait en tout cas de sa terre une métaphore à elle seule, métaphore universelle de notre quête de sens, le sens de nos vies. « Keflavík a trois points cardinaux : le vent, la mer et l’éternité. »

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds. Chronique familiale
Jón Kalman Stefánsson

Traduit de l’islandais par Eric Boury

Gallimard
448 p. – 22,50 €

Additional Info

Titre:
Chronique familiale
Nom de l'auteur:
Jón Kalman Stefánsson
Last modified onlundi, 12 octobre 2015 18:26 Read 306 times

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