Zone Littéraire: Chroniques et actualité littéraire

Littérature»Chroniques»Sans titre
A+ A A-

Sans titre

Bienvenue à Lisbonne, ville dont on dit qu’elle ne dort jamais mais qui rêve les yeux ouverts… De Jérôme Dubourg, héros de cette légende urbaine, on ne saura pas grand chose. Qu’il s’ennuie ferme à son modeste poste d’employé de bureau à l’ambassade de France. Qu’il s’est récemment séparé d’une certaine Pascale n’ayant pas perdu de temps pour refaire sa vie. Qu’il a pris cette mauvaise habitude de passer à côté de sa propre existence, locataire d’un temps s’écoulant impassiblement.

Envoûtante Villa Faloa
Le bouleversement tant attendu viendra donc de cette invitation impromptue pour un concert dans le mythique palais Faloa, dont on dit qu’il a rendu fou son actuel propriétaire, Armindo Noguiera. La proposition émane d’une certaine Alba : elle semble bien connaître Jérôme, lui n’en a jamais entendu parler. Robert Eymeri va fonder l’intrigue de son livre sur ce double mystère que représentent Alba et la villa Faloa et que Jérôme va chercher à élucider. Toutefois, loin du roman policier, c’est plutôt dans un monde d’illusions, de faux-semblants et de flous inquiétants - dont magie et fantômes font partie intégrante - que nous naviguons, sans jamais toucher terre ferme.
A peine arrivé au Palais Faloa, Jérôme est d’emblée envoûté par l’atmosphère du lieu, son séduisant désordre, ses pierres usées, en partie envahies par une végétation luxuriante et anarchique. Guidé par la petite fille de son hôte, il apprend non sans surprise qu’il était bien attendu mais qu’Alba dort d’un sommeil inhabituel et légendaire, entre rêve et veille lascive, le sonhos. Attendant le réveil de sa belle inconnue, écartelé entre croyance et déni, Jérôme se perd peu à peu au cœur de cet endroit ensorcelant qui devient un personnage à part entière dans un roman tissé d’improbable.

Magicó ! Magicó !
Tout le roman d’Eymeri est rythmé par les intermèdes musicaux d’un pianiste dont on ne saura jamais le nom, et dont la puissance de jeu éveille chez ses auditeurs des émotions oubliées. D’une page à l’autre, l’évocation à la fois visuelle et olfactive des fleurs innombrables qui tapissent le domaine, prend toute son ampleur : « Des bananiers bleuissants, des arbres à pain, des euphorbes aux bractées sanglantes, des jatropes, des héliconias aux becs rouge et vert… ». Elles évoquent dans un parallélisme volontaire certains paysages d’Amérique centrale où la jungle s’est lentement approprié les ruines de temples mayas aux dieux vaincus par la modernité.
Rites ancestraux, légendes indiennes, l’auteur fait revivre dans un rêve hallucinatoire un monde disparu, où le temps s’est arrêté, hanté par la saudade. Comme dans un labyrinthe mythique, réel et imaginaire ne cessent de s’entrecroiser sans qu’aucune frontière ne soit jamais dessinée clairement. Servi par un style poétique aux images particulièrement parlantes, Eymeri ensorcelle à son tour le lecteur qui croit parfois sentir le parfum entêtant des orchidées, et s’égare comme Jérôme dans les couloirs de la villa menant parfois à la chapelle écroulée d’un couvent guatémaltèque sans qu’on s’en étonne…


Oser la vie
Vous l’aurez compris : c’est à une célébration onirique de l’existence que Robert Eymeri vous convie. Oubliez le rationnel, la logique, oubliez le monde tel qu’il est mais pensez à celui qu’il devrait être. Un monde où l’on s’aime en écoutant de la musique à la perfection surréaliste, un monde où les enchantements n’ont pas encore été tués par la technique, un monde où la plus belle nature n’est pas celle des hommes. Simpliste ? Non, pas écrit de cette façon. Il faut en effet reconnaître à notre auteur une réelle qualité d’écriture, doublée d’une parfaite maîtrise de l’art d’évocation. Lisez par exemple le récital : « Jérôme et l’enfant n’eurent que le temps de s’asseoir dans un fauteuil avant qu’une première note ne tinte. Cristalline, pure, lumineuse (…) Une seconde note lui succéda, plus sensuelle, plus ronde… Jérôme la vit s’enrouler lentement autour de son corps. Beauté totale du son qui se prolonge, vrille l’espace, l’ouvre, le découvre, le retourne, l’allège, le soulage… il frissonna. » et ce n’est que le début !
Bien sûr, il reste quelques maladresses de dialoguiste mais elles sont bien vite oubliées dans un texte à la plume particulièrement soignée, où une forme aux allures poétiques souligne surtout la richesse d’invention de l’histoire. De mises en abyme successives en vertiges ascensionnels, on se promène dans une villa Faloa tout droit échappée d’une rêverie baroque, en fredonnant la Madame rêve d’Alain Baschung. Dans un univers tour à tour féerique ou inquiétant, empli d’une sensualité non dépourvue de violence, « parce que le désir traverse la mort », la référence à David Lynch dont se réclame Eymeri prend tout son sens.
A la lecture de ce premier roman étonnant, on est définitivement séduit. Espérons que cette « dérive immobile » ne restera pas un acte isolé…

Maïa Gabily

La nuit rebelle
Robert Eymeri
Ed. Balland
187 p / 18 €
ISBN: 2715815018
Dernière modification le Wednesday, 03 June 2023 23:24

who's online

We have 145 guests and no members online

Zone Littéraire - 2011 - Tous droits réservés

Login or Register