� J�ai �t� un homme pendant trois mois �

Face � la fen�tre, il r�fl�chit, puis se tourne face au miroir � face � face avec elle-m�me. R�v�lateur d�multiplicateur, l�objet engendre quatre �tres qui, l�instant d�un reflet, ne peuvent se r�soudre � l�unit�. Comment trouver quelqu�un quand on ne sait m�me pas �tre un seul soi-m�me, qu�on ne peut m�me pas se draper dans une seule et m�me soie et, superbement, se prot�ger des autres ? Voir un deuxi�me moi dans cette glace la confronte au th�me du double, magnifi� par le romantisme allemand du d�but du XIX�me si�cle, pour lequel Jean-Paul Richter avait invent�, en 1776, le terme de "Doppelg�nger". Face au miroir, il r�fl�chit, puis se tourne vers la fen�tre - face � rien, ouverte sur les arbres des Tuileries qui jouxtent une rue de Rivoli emplie de klaxons et de longues enjamb�es, sur la nature qui se m�le � la concentration de technique et d�humanit�. Et le double s�impose � elle, qui l�am�ne � se fondre, comme un pur esprit, dans le spectacle total offert par l�ext�rieur, pouss� par le m�me illuminisme que celui de Balzac dans S�raph�ta (1).

Mais loin de l�absolu et de la cosmogonie, c�est de la t�ratologie qu�il pense relever : � je suis un �tre humain poss�dant � la fois ovaire(s) et testicule(s). Un hermaphrodite, comme ils disent� � M�me face � une fen�tre ouverte, elle/il reste double. Pourtant le mot r�sonne po�tiquement : � hermaphrodite �, nom grec d�un androgyne mythique, fils d�Herm�s et d�Aphrodite. Adolescent aristocratiquement beau, celui-ci repoussa une nymphe qui s�enla�a � lui et obtint des dieux leur union �ternelle, cr�ant de leurs deux corps une seule personne � la nature duale. Ce qu�il/elle observe demeure plus clinique : un appareil g�nital externe certes de type masculin mais la morphologie d�un corps qui dessine les courbes d�une femme, dans un paroxysme atteint � chaque bout de ces deux seins et dans chaque �coulement mensuel de sang XXY. Il�le aurait pu �tre son pr�nom, aux consonances grecques, vague ressouvenir dans les mots de l��tymologie de son �tre. Ellil aurait pu la rendre au monde dans les discours. Quand Il�le/Ellil se parle, on s�impose, subsumant toutes les questions de sexe, de genre, d�intersexualit�, de gonochorisme. "Nous serons hermaphrodites", clame R�my de Gourmont dans Sixtine (1890). Ainsi l�hermaphrodisme, s�il inspira de nombreuses comparaisons et all�gories dans les domaines de la po�sie et de la psychologie, constitue un creuset d�inspiration pour les �crivains du post-humanisme, o� le corps n�est plus chr�tiennement une seule �me dans une seule enveloppe de chaire. Sur la table de chevet tra�ne Monsieur V�nus, roman publi� en 1889 par Rachilde, dont l�ode � l�intersexualit� avait valu � son auteur l�admiration de Barr�s et une condamnation par la justice belge (2). Mais l�hermaphrodisme rel�vera toujours plus d�une image litt�raire apte � d�velopper l�ambivalence int�rieure de chacun(e) : l��crivain argentin Roberto Arlt en donne un exemple dans son roman Les sept fous (1929) qui d�peint le projet de r�volutionnaires souhaitant faire dispara�tre les capitalistes dans une usine � gaz financ�e par des maisons closes qu�ils hantent, persuad�s que l� � hermaphrodisme psychique � constitue le secret du genre humain, habill�s en femme. Duplicit� qu�Antonin Artaud, qui br�la sa vie sur le b�cher d�une �uvre tourn�e vers l�absolu, exprime dans H�liogabale ou l�anarchiste couronn� (1934): � Il y a dans H�liogabale le double combat : [�] de l�Un qui se divise en restant Un. De l�homme qui devient femme et reste l�homme � perp�tuit� �. Sa recherche totale d�identit� lui dictant la sinc�rit�, l�auteur s��crira ailleurs � moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon p�re, ma m�re et moi �.

Si Ulrich et Agathe ont envisag� la possibilit� d��tre � la fois deux et un, aux cours de leurs conversations de L�Homme sans qualit�s (Robert Musil, 1931-1933), Il�le est hermaphrodite dans son corps, dans ses couilles et dans la dichotomie ultime de la nature : le sexe. Aujourd�hui Ellil voudrait aimer : un crayon, un papier, quelques euros la ligne. Une petite annonce pour seul secours. Dire l�hermaphrodisme au degr� z�ro d�une �criture qui cherche l�inspiration dans la contemplation de l�ext�rieur.

M�me si on fut homme pendant trois mois, on ne sait pas si le moment pr�sent se vit d�il ou bien d�elle, comme d�une homme ou d�un femme, si l�on d�sire aimer un homme ou bien une femme.

Hermaphrodite bisexuel(le) ?

L��tude de Marie Delcourt, Hermaphrodite, mythes et rites de la bisexualit� dans l�Antiquit� classique (1958), conclut que le mythe d�Hermaphrodite naquit de l�id�e de r�unir les qualit�s et les forces des deux sexes pour rendre visible une pratique, alors aspiration de toute une soci�t�. Mais le sexe ne monopolise pas sa pens�e. � c�t� de Monsieur V�nus, sur la table de chevet, Hil�l�lile avait pos� un recueil de po�sies �crit en 1425 par l�humaniste italien Antonio Beccadelli, glorification d�une suite d�exp�riences dont la fin se r�sumait � l��rotisme. � La chaire est triste, h�las � et instinctivement, il/elle retourne le livre sur le dos. Que le titre cesse de l�agresser : Hermaphrodite.

L�usage m�taphorique de l�hermaphrodisme pour magnifier l�activit� sexuelle, la bisexualit�, le pouvoir attractif de qui pr�sente, dans ses traits, la douceur d�une femme et la force d�un homme d�range cet auteur d�une petite annonce avort�e. Parce que l�hybridit� d�un corps avec ovaires et testicules l�emp�che d�aller vers l�amour qu�elle cherche, de vaines petites amours ne purent m�me pas combler ce vide. La langue, alors, mute vers l�exp�rience du double : l�amour m�le ne se reproduit que par sa f�minit�. De grandes orgues retentissent dans sa t�te et le constat d�truit tout espoir chez elle/il, surprise � envier Dominique, hermaphrodite successif. Les organes femelles de ce fille-gar�on �taient arriv�s d�abord � maturit�, avant de laisser se d�velopper les m�les : on envia alors un instant ce d�sormais-pour-toujours � il �, dont l�histoire ressemblait � celle du h�ros de La T�te en bas (No�lle Chatelet, 2001), n� fille et qui, devenu gar�on, n�eut de cesse de s�incarner dans le sexe masculin (3). Et on pensa au mythe de Tir�sias, homme transform� en femme apr�s avoir tu� un serpent femelle en accouplement, jusqu�� une r�cidive le rendant au sexe fort. Zeus lui ayant accord� le don de rendre des proph�ties infaillibles, il pratiqua la divination le restant de ses jours, r�v�lant par exemple son secret � �dipe. � son image, Virginia Woolf dotera de l��ternit� et de qualit�s d��crivain-voyant son h�ros dans Orlando, roman de la m�tempsycose publi� en 1928. Jeune homme de la Cour d�Elisabeth, il devint myst�rieusement femme, un matin, � Constantinople, avant de retourner en Angleterre o� il vivra comme po�tesse. Si ce personnage repr�senta la fluidit� de la vie, Apollinaire, dans Les Mamelles de Tir�sias (1918), cherchera, lui, � s�int�resser � la condition f�minine gr�ce � Th�r�se devenu Tir�sias, �gar� dans un combat politique trop masculin pour elle.

� ces personnages hors du commun, Hil�l�lile oppose sa terrible normalit�, et son abyssale solitude, qui cherche un alter ego dans l�amour, quand elle ne finit pas d�avoir trouv� la dualit� dans son corps. L��tre humain(e) jette alors le brouillon de la petite annonce, pour �viter de se poser la question de ses attirances, de son incapacit� � devenir femme apr�s trois mois d�homme, et lasse, l�, voudrait s�asseoir. La chaise ou le fauteuil ? Arbitraire, la r�partition des genres des choses et des objets. Rien ne motive le masculin du fauteuil et le f�minin de la chaise. Rien n�explique pourquoi son corps conjugue les deux sexes. On choisit donc la fauteuil, pour ne pas ouvrir l�enveloppe des services de la S�cu qui lui adressent sa carte d�assur� social, son num�ro d�immatriculation au d�but incertain : 1, 2, peut-�tre 69. Il/elle doit reconna�tre la source d�images de l�hermaphrodisme : du cul, du dual, 69, 666� � J�ai �t� un homme pendant trois mois : je voudrais aimer maintenant, peut-�tre comme une femme d�sormais. � Mais, comme le premier homme du Banquet de Platon, Hil�l�lile ne sait comment trouver ni qui trouver � aimer : un homme ou une femme. Peut-�tre sa voix grave, voix grave et envo�tante ? Face � la fen�tre, au huiti�me �tage, le cadran de t�l�phone se laisse effleurer : 0,8,9,2� Un service t�l�phonique de rencontres pour seul recours. De sa fen�tre, les Champs Elys�es se laissent contempler, de l�ob�lisque de la Concorde, en bas, � l�Arc de Triomphe, en haut. Et, vu d�ici, sous cet angle, il s�en faut de peu qu�il ne le p�n�tre.

Olivier Stroh

1. Dans ce r�cit, plus tard int�gr� � La Com�die humaine, Balzac narre l�amour de la douce Minna pour S�raph�tus, dans un village de Norv�ge. Alors qu�il vient de l�accompagner en haut d�une colline que personne n�avait jamais atteint, celui-ci se refuse � elle, de m�me que S�raph�ta, propri�taire du ch�teau de la montagne, repousse les avances du fianc� de Minna, Wilfrid. S�raph�tus et S�raph�ta ne sont en fait qu�un seul �tre, qui r�unit la force de l�homme et la tendresse de la femme, esprit dissimul� sous une forme humaine qui repousse ceux qui le fr�quentent pour les amener vers une �l�vation de l��me. Balzac s�est assur�ment inspir� de la dualit� animus-anima pour ce personnage hermaphrodite.

2. L�h�ro�ne, Raoule de V�n�rande, y initie son amant � l�hermaphrodisme : � Je viens te d�pouiller de tes sens vulgaires pour t�en donner d�autres plus subtils, plus raffin�s. Tu vas voir avec les yeux, go�ter avec mes l�vres. �

3. Mais Hil�l�lile ne saurait que tardivement que la m�decine avait cr�� Dominique. Femme aux doubles chromosomes X, celle-ci s��tait faite op�rer pour entrer en correspondance avec son sexe int�rieur : Dominique n�avait pas v�cu un hermaphrodisme successif mais �tait un transsexuel. Et Hil�l�lile imaginerait alors le transsexualisme comme le mode m�dical de d�mocratisation de l�hermaphrodisme.