#112 - Du 14 octobre au 05 novembre 2008

Actu Entretiens Zoom Portraits Extraits

  Renaudot pour Mon�nembo  
  Goncourt pour Rahimi, la P.O.L position  
  Le Flore pour Garcia  
  Mort de l'�crivain am�ricain Michael Crichton  
  Femina et Medicis: c�t� �trangers  
  Melnitz et Vollmann meilleurs �trangers  
  Blas de Robl�s M�dicis�  
  Chateaureynaud a de l'Imaginaire  
  Kundera d�fendu par ses pairs  
  Femina pour Fournier  

inscription
d�sinscription
 
Z�ro Humain, de Jean-Marc Agrati

 Le Chien a des choses � dire
Jean-Marc Agrati
Hermaphrodite
Prix éditeur
0.00 francs
0 pages
© Hermaphrodite , 2001

Apr�s une premi�re publication dans la revue Hermaphrodite "L'Usine � miracles", in n�8, le Chien a continu� � nous tenir en laisse. Les �ditions Hermaphrodite ont d�cid� de publier en recueil les nouvelles de Jean-Marc Agrati. Le chien a des choses � dire est une suite de nouvelles. De petites histoires dans lesquelles la r�alit� se prend des crocs-en-jambe futuristico-surr�alistes de toute beaut�. Entre tendresse et nostalgie d'un monde perdu o� les chiens et les enfants pourraient s'aimer en toute simplicit� et un monde virtuel et proph�tique, o� les inventions de l'homme seraient en pleine crise mystique ! Parution pr�vue pour d�cembre 2003.

Zone-litt�raire remercie sinc�rement Philippe Krebs, Jean-Marc Agrati et William Guyot de la maison Hermaphrodite.




Le soldat Boris nous faisait des signes. Plant� l�-bas, il ondulait comme une algue, �a ne voulait rien dire. Le Capitaine, lui, il moulinait du bras. Il rameutait les troupes en vocif�rant comme un diable, et les gars s'engouffraient dans les fourgons. Les enfants autour n'en perdaient pas une miette. Une fille avec un ch�le multicolore et de grands yeux gris m'a fait un gentil coucou. Le dernier fourgon �tait presque plein. Et le soldat Boris n'en finissait pas de faire des signes.
� Attendez, Capitaine� j'ai dit.
� Faut �vacuer ! Merde ! Et plus vite que �a !
� �le soldat Boris� il ne bouge pas� il reste l�-bas, debout� il nous fait des signes� il y a sans doute quelque chose � voir� c'est bizarre�
� Ce qui est bizarre, c'est qu'il ne se d�p�che pas ! Merde ! On part ! Le pourrissage a commenc� ! Il est o�, l'indien ?
Je l'ai montr� du doigt. Le Capitaine est devenu p�le.
� Il fait des gestes, j'ai dit� gracieux� comme dans une repr�sentation � la con� et il se gratte la jambe� c'est quoi cette affaire ?
Le Capitaine a cach� son visage dans ses mains. J'ai enfin compris.
� Oh bon Dieu ! j'ai dit, il est sur une mine ! Il ne peut pas lever le pied !
J'ai continu� de dire bon Dieu, bon Dieu, bon Dieu. Le Capitaine a explos� :
� Putain merde ! Mais qu'est-ce qu'il fout l�-bas ? Pourquoi il se prom�ne comme �a, le soldat Boris ? Hein ! Monsieur le dr�le aime prendre de la hauteur ? �apr�s les op�rations ? �a doit �tre �a� la po�sie des d�combres� Eh bien voil��
� Capitaine, j'ai dit, on ne peut pas�
� Merde ! Lieutenant ! Arr�tez votre caca pitoyable et regardez autour de vous ! Le pourrissage a commenc� ! Zone Z�ro Humain ! Vous comprenez �a ? On a des hommes � ramener et des rebelles au cul ! Pas une seconde� vous m'entendez ? Pas une seconde !
Je me suis senti pi�g�. Compl�tement coinc� entre le soldat Boris et le Capitaine. Les ponts et les immeubles s'effondraient. Des drones survolaient la zone et larguaient des mines dans les d�combres. Les yeux rougis, le Capitaine m'a montr� le fourgon pour que je monte. Et il a disparu.
L'explosion m'a assourdi. J'�tais � terre. J'ai retrouv� pas mal du Capitaine sur moi. Mon ventre ouvert d�goulinait. �a canardait de partout, mais les tirs se rar�fiaient. Je crois bien qu'on �tait foutus. L�-bas, il y avait un nuage blanc � la place du soldat Boris.

J'ai repris connaissance sous son ch�le multicolore, au fond d'une barque. J'avais envie de gueuler contre ce foutu ventre, mais elle a pos� sa main sur ma bouche. Mes deux gardiens m'ont fait les signes les plus imp�ratifs pour que je la ferme. Ils �taient jeunes, ils tenaient leur kalach pos�e sur les genoux, je ne sais m�me pas s'ils avaient du poil au sexe. Un troisi�me godillait avec des gestes amples et lents, comme s'il remuait une sauce d�licieuse. On longeait la c�te d�truite.
La fille avait les yeux d'un gris si clair, si lumineux, que j'en oubliais la douleur. Un bel oiseau de mer a tournoy� au-dessus de nous. Il a l�ch� son coquillage pour qu'il se fracasse sur la barque. L'�quipage a regard� ce petit �v�nement comme le malheur incarn�. Le godilleur s'est arr�t� de godiller. Et j'ai per�u le petit moteur de la torpille qui fon�ait sur nous.
Le godilleur est retomb� en pluie. Il y a eu le fracas du plongeon, la fra�cheur de l'eau et le frottement des petites bulles. Et toutes ces ombres lisses et grises qui glissaient autour de nous. Il y en avait tellement que j'ai eu peur d'en toucher une par m�garde. Les cris noy�s de mes gardiens me sont parvenus. Les requins s'accrochaient par grappes � leur ventre, leurs jambes et leur poitrine. Ils festoyaient violemment, se tortillant pour mieux arracher leurs morceaux. La fille multicolore tenait ma cheville. Elle l'a serr�e jusqu'� y incruster ses ongles, puis elle a l�ch� prise. J'ai d�riv�. Un coquillage qui tombait du ciel. �a tenait quand m�me � peu de choses, le repas de toutes ces ombres.

� C'est qui celui-l� ?
La voix masculine venait d'un chien �norme pench� sur moi. Un autre chien dans le genre femme l'a rejoint.
� Force internationale, elle a dit, regarde les rangers.
� Oh� tu sais� les rangers�
Sous sa gueule de vieux chien-loup, le menton de l'homme �tait sceptique. De grosses boucles Rasta pendaient de part et d'autre du masque. Une main de femme, dissimul�e par une large patte d'�pagneul d�soss�e, a soulev� un pan de ma chemise.
� Il est dr�lement ab�m�, elle a dit, il s'est tra�n� sur les r�cifs.
� Oh, toi ! Tu m'entends ? D'o� tu viens ? a dit l'homme en secouant mon �paule.
� Je sais pas, j'ai dit� de l'autre c�t� il y avait des combats.
Ils ont rigol�.
� Des combats, il y en a partout ! a dit la femme.
Puis ils n'ont plus rigol�. Un drone s'est stabilis� au-dessus de nous.
� Bouge pas, a chuchot� l'homme-chien, t'es un putain de mort, t'as compris ?
La machine braquait sa cam�ra sur nous. La chienne-femme a soulev� de son museau ma chemise pour flairer la d�chirure.
� L�che, a chuchot� l'homme, pendant qu'il faisait mine de mordre ma gorge.
� C'est pas rago�tant, a dit la femme.
Elle m'a quand m�me l�ch� le nombril. �a me chatouillait, mais j'ai tenu bon. Le drone a repris de la hauteur.
� Le d�guisement� j'ai dit.
� Eh oui, a dit l'homme� zone interdite� pas d'homme� mais les drones tol�rent les chiens, les animaux� normal� ils n'en finiraient pas.

Jfox et Jacobine vivaient dans les ruines d'une baraque, au bord de la mer. Ils partageaient une pi�ce avec une ch�vre, �velyne, deux chevreaux, Bastian et Rapha�l et Arthur, le chien. Du fromage s�chait un peu partout. Un carr� de mousse par terre, deux sacs � dos dans un coin et c'est tout. Une d�bauche de couleurs venaient contredire tout �a. Bouddhas oranges, Christs jaunes, Krishnas bleus et Ganeshs rouges se disputaient les murs.
� Putain, j'ai dit, vous en avez trouv�, un coin !
� C'est moi qui fais �a, a dit Jacobine.
� Ah ! c'est toi !
� Eh oui.
Elle a enlev� ses oripeaux de chienne, elle �tait pas mal.
� �a doit vous casser le dos, j'ai dit� se promener courb� comme vous faites.
� C'est une habitude, qu�elle a dit en sortant une trousse de soin.

Elle a expos� fi�rement le r�sultat de l'op�ration : un �clat d'obus, des grains de sable, des brins de coraux et deux phalanges d'un doigt. Sans doute l'index. �a venait du Capitaine. On a bien ri. Le d�ner a �t� une vraie f�te. Pinard, fromage et galette maison. Je leur ai racont� mon histoire.
� �et en plus, tu t'es labour� sur les coraux, elle a dit, et le corail c'est mauvais, �a repousse dans les plaies. C'est un miracle que tu sois encore en vie.
� Le miracle, j'ai dit, c'est de tomber sur vous. Qu'est-ce que vous faites dans une contr�e pareille ?! Z�ro humain !
� On lutte, elle a dit.
� Vous luttez contre quoi ? Vous �chappez aux drones en vous d�guisant en chien...
� On repr�sente l'humanit�, a dit Jfox, dans cette putain de dead zone� d�sert�e, justement, par l'humanit�. On r�siste.
Elle a pr�cis� :
� On l'�claire de notre conscience. C'est le r�le de l'homme.
Je n'ai rien dit. Le gros Ganesh rouge jouait de la fl�te sur un mur. Elle roulait un p�tard. Elle m'a fil� la premi�re taffe.
� T'auras moins mal, elle a dit.
J'ai fum� le joint. La ch�vre me l�chait les pieds.
� Vous �tes nombreux ? j'ai dit.
� On est deux, a dit Jfox.
Ils ont rigol�, ils �taient gentils. J'ai aspir� ma deuxi�me taffe.
� Et pourtant, il a dit, faut pas r�duire �a� � une initiative personnelle � la con, si tu vois ce que je veux dire.
� La contribution est modeste, elle a dit�
� �mais on y est, il a dit� l'homme quoi� debout sur ce bout de terre.
� Ah� c'est cosmique, j'ai dit.
Il a h�sit�.
� Ouais� en quelque sorte�
Il r�fl�chissait. J'ai repens� au soldat Boris dans son nuage blanc. Et il a ajout� :
� �mais c'est concret. On lutte contre l'inf�me.
� L'inf�me ?
� Oui� parce que, tu comprends, il faut y �tre� dans l'endroit d�sol� dans le dernier des endroits, pour �tre s�r que rien d'inf�me ne s'y trame.
Jacobine pompait � mort sur le joint. La ch�vre a b�l� en tapant du sabot, les chevreaux ont dans� et Arthur a aboy� une longue modulation que je n'ai pas comprise. Pourtant, il s'adressait � moi. Ganesch le rouge tremblait. Et moi aussi, je tremblais.
� C'est rien, a dit Jfox, c'est le shit.

� �a y est, tu marches, elle a dit.
� Ouais. C'est pas mal. Je n'ai plus de fi�vre.
� Regarde ce que je t'ai fait, elle a dit.
Elle m'avait taill� un beau costume de chien, un truc dans le genre berger des Pyr�n�es.
� Putain� faut mettre �a� sous cette chaleur�
� Eh oui.
Et apr�s un silence :
� Tu sais, tu peux rester si tu veux.
� Merci, non�
� Tu retournes chez toi ?
J'ai fait une moue �vasive. Je m'�tais pos� cette question un paquet de fois, et je n'avais toujours pas r�pondu. Jfox nous a rejoint.
� Voil� ton barda, il a dit. Tu as deux jours d'eau. Pour sortir de la zone, tu vas plein Nord. Voil� une carte de quand �a existait.
� Et maintenant, tu mets ta peau, elle a dit.
� Ah putain� fait chier�
Ils se marraient.
� Et courbe-toi ! qu�elle a dit en tapant ma t�te.
Il m'a donn� un b�ton.
� T'en laisses pas imposer par les chiens. Le caillou et le b�ton, OK ? Et quand tu veux dormir, trouve toujours un �tage et une porte. L�, t'es tranquille. Rappelle-toi : un �tage et une porte.
Arthur �tait dans mes pattes, il voulait �tre du voyage.
� Il t'a � la bonne, a dit Jfox.

C'�tait un beau cadeau, Arthur. Dans cette d�solation, il me renvoyait mes regards, il r�pondait � mes appels, il avait toujours l'air content et je pouvais lui parler. On s'est arr�t�s � un croisement.
� Le chien, j'ai dit, tu crois que c'est par l� ?
Il a regard�, il ne savait pas trop. J'ai v�rifi� sur la carte, oui, c'�tait par l�.
� Viens, le chien, j'ai dit.
Il venait, mais il a renifl� une merde. Et il a stopp� net. Il grondait, il reniflait, puis il grondait � nouveau. Et il a carr�ment aboy�. Il engueulait la merde.
� Oh� j'ai dit, c'est qu'une merde ! une petite merde marron-rouge ! Il ne peut pas �tre bien gros, l'animal qui a pos� �a !
Mais mon compagnon aboyait rageusement, � faire peur.
� Le chien ! j'ai dit, c'est quoi que tu nous fais l� ? Allez ! On y va !
J'ai march�, pensant qu'il me suivrait. Mais non, il ne me suivait pas.
� Viens le chien, j'ai dit.
Il me fixait avec un air surpris, sans bouger d'un iota devant cette crotte � la con. J'ai continu�, redoutant d�j� de perdre sa compagnie. Je me suis retourn�, il �tait toujours l�, � guetter mon retour. Et je me suis enfonc� dans le quartier r�sidentiel, aux rues bord�es d'affreuses maisons vides, charcut�es par les balles, noircies par les flammes. Je me suis retourn�. Mon bon vieux compagnon de route avait disparu. J'ai cri� une derni�re fois :
� Le chien !
Ce n'�tait qu'un cri ridicule dans ce quartier d�truit. Et alors que je reprenais mon chemin, j'ai vu, � une dizaine de pas en face de moi, un putain de chien rose. J'ai clign� des yeux. L'incroyable couleur persistait. Il me fixait, aussi intrigu� que moi. J'ai fait trois pas pour para�tre d�cid�. Il s'est avanc� dans la m�me proportion. Je l'ai examin� � l'abri de ma gueule de chien, la main crisp�e sur mon b�ton.
Sa peau pliss�e, trop grande pour lui, retombait sur ses pattes comme de mauvaises chaussettes. Sa t�te renfrogn�e �voquait le boxer, mais il avait des yeux en amandes, larges et bleus. Sa gueule �tait plut�t un trou en bas de la t�te, cach� dans les pliures de la peau. � la mani�re des cochons, son poil rare, presque translucide, laissait voir une peau toute rose. J'ai pens� � toutes sortes de maladies, � des bains d'acide ou � des saloperies bact�riologiques. �a m'a soulev� le c�ur, et il a d� le voir, parce qu'il a aboy�. Mais qu'aboyait-il ?
Un son jamais sorti de gorge de chien ! une modulation aigu�, limpide, une vocalise per�ante ! J'ai suffoqu� sous mon masque de berger des Pyr�n�es. Mon b�ton � deux mains, je me suis avanc� pour faire taire le cabot. Mais je l'ai l�ch� tout de suite, quand j'ai entendu, tout autour de moi, un vaste pi�tinement accompagn� d'un concert de hurlements � r�veiller la ville.
Chaque maison, chaque croisement, chaque foss� vomissait des dizaines, des centaines, d'innombrables bestioles roses parfaitement identiques. Elles fon�aient sur moi gueules ouvertes. J'allais �tre submerg� et d�vor� dans une petite seconde. Instinctivement, j'ai arrach� ma peau de chien par l'�chine, je l'ai brandie comme un troph�e et j'ai lev� les yeux au ciel.
Ce geste a eu un r�sultat inattendu. Tous les chiens ont stopp� leurs courses, les uns d�rapant, tombant et emportant les autres qui ont roul� jusqu'� mes pieds. La masse grouillante de corps roses avait parfaitement recouvert le goudron autour de moi. Le concert assourdissant et le pullulement de ces corps identiques ont eu raison de mes nerfs. J'ai cri� :
� STOP, MERDE ! FOUTUS CABOTS !
Et, en d�pit du bon sens, j'ai shoot� comme un d�rat�, dans le tas de chiens g�missants.
Et tous les chiens se sont tus. D'un coup. On entendait le vent. Ils ont �largi le cercle � mes pieds, et ils se sont assis ! Tourn�s vers moi ! Tous autant qu'ils �taient !
� �a alors, j'ai dit.
J'ai eu un geste d'impuissance. J'ai lanc� mes bras ballants sur les c�t�s et je les ai laiss� retomber. Les mains ont claqu� sur les cuisses. Tous les chiens se sont agit�s, chacun y allant de sa voyelle. Et ils se sont gratt�s, comme si une puce les mordait tous, au m�me moment et au m�me endroit. Mais non, ils ne se grattaient pas ! Ils frappaient leur cuisse de leur patte avant ! Du moins tentaient-ils ! Certains de la droite, d'autres de la gauche, d'autres enfin combinaient les mouvements des deux pattes avec plus ou moins de bonheur ! Ils m'imitaient !
J'ai voulu en avoir le c�ur net. J'ai saut� sur moi-m�me en faisant des petits moulinets des mains, des pieds et de la t�te. Un truc tr�s difficile � reproduire. Et dans une liesse animale, massive, toutes les peluches roses ont saut� en agitant leurs pattes et en secouant la t�te � qui mieux mieux, essayant et r�essayant, encore et encore.
J'ai ri de la trouvaille, j'ai ri � m'asseoir et � me tenir les c�tes, et les roquets roses en ont profit� pour pousser des hou hou hou redoubl�s, en se roulant � terre et en essayant, tant bien que mal, de se tenir les c�tes.
Un reste de rire m�canique a r�veill� la douleur dans mon ventre, sans que je puisse le r�primer. Il s'aggravait d'autant plus que toute la compagnie repoussante tressautait au rythme de mes spasmes. Mais l'absurdit�, l'�c�urement, la solitude et la soif se sont combin�s � nouveau. Mon vieux fond de cafard reprenait le dessus. Je me suis dit que dans ce pays de cauchemar, o� la mort voulait � tout prix que je fasse quelques pas de plus, la seule chose que j'avais � faire, eh bien, c'�tait de marcher. Et de trouver de l'eau.
Mais toutes ces peluches� aussi �c�urantes soient-elles, elle devaient bien boire quelque part ! J'ai sorti ma derni�re bouteille et j'ai bu le restant de l'eau. �a n'a pas manqu�. Ils ont tous tir� leurs langues roses et aboy� de cette fa�on bizarre et chantante. D'un mouvement concert�, ils ont pris un chemin qui quittait la route. Je les ai suivis.
Ils marchaient autour de moi, se disputant pour �tre dans mes pieds et me renifler un peu. Derri�re toutes les pliures affreuses de leurs trognes, je devinais leur bonheur. J'avais gagn� un bon millier de compagnons. Et pas seulement un millier, car au fur et � mesure qu'on approchait de leur repaire, de nouveaux venus en tous points semblables venaient grossir leurs rangs. Aussi loin que portait mon regard, je trouvais une petite tache rose qui accourait.

J'ai franchi les grilles d'une belle villa, comme on arrive victorieux aux marches du S�nat. L'immense foule de trognes roses me communiquait sa liesse. Tous jappaient et sautaient. La porte s'est ouverte. Je suis rentr�. Les chiens roses se pressaient dans mes pattes, mais une voix masculine a dit :
� Les Doudou, �a suffit� non, les Doudou, on reste dehors�
C'�tait un robot m�nager, dans le genre chariot, un truc pas bien pratique.
� Bonjour Monsieur, il a dit. Le docteur va vous recevoir. Il termine son th�.
Quelqu'un ici ! Invraisemblable ! En pleine zone sinistr�e !
� Voulez-vous une boisson ? Un digestif ?
Un digestif, � cette heure� vraiment, elle d�connait, la b�cane.
� De l'eau, s'il vous pla�t, j'ai dit.
� P�tillante ? Plate ? Froide ? � temp�rature ambiante ou franchement glac�e ?
� Ce qu'il y a�
� Il y a tout.
� Eh bien� plate et� franchement glac�e.
Il �tait un peu limit�, mais il m'a servi un grand verre d'eau glac�e qui �tait le bonheur m�me. Je me suis vautr� dans le canap�. Il y avait une t�l�. J'ai regard� les reportages de guerre avec les bandeaux des valeurs boursi�res qui d�filaient dessous.
� Le docteur, j'ai dit, il termine toujours son th� ?
� Il n'a pas termin� son th�.
Bon. J'ai patient� avec Highlander. Christophe Lambert poursuivait Ben Laden qui, en fait, �tait lui-m�me un Highlander. Un immortel qui se trimballe au travers des �ges. C'est lui qui avait d�capit� Hitler dans son blockhaus, pompant ainsi sa force. Car Hitler aussi �tait un Highlander. Je me suis tap� le combat des immortels. Christophe Lambert s'en sortait pas mal. Puis j'ai dit au chariot :
� �a fait quand m�me une heure qu'il prend son th�. Annoncez-moi !
� Le docteur ne veut pas qu'on le d�range quand il prend son th�.
� Annoncez-moi vous dis-je, je suis une connaissance. Il vous en voudra de m'avoir fait attendre.
Cette putain de petite machine n'a rien dit pendant quelques secondes.
� On vous a annonc�. Mais le docteur n'a rien pr�cis�.
� Indiquez-moi le chemin.
� S'il n'a rien dit, Monsieur, c'est qu'il ne d�sire pas vous voir.
Il commen�ait � me faire dr�lement chier, le chariot.
� Ah putain merde ! je te dis qu'il m'attend !
� Il n'a rien dit de tel, Monsieur. Le docteur est tr�s pr�cis d'ordinaire.
� Bon Dieu ! On peut �tre pr�cis pour certaines choses et pas pour d'autres ! On peut �tre s�r que tu le fais dr�lement chier, le docteur !
� Le docteur n'a rien dit de tel.
� Ah putain ! Eh bien moi, je te le dis !
Je me suis dirig� vers les escaliers.
� Monsieur! Monsieur !
C'est pas un chariot m�nager qui allait me la faire. Je l'ai renvers� d'un coup de pied. Il a fait retenir une alarme stridente. La porte s'est ouverte et quelques dizaines de Doudou roses se sont engouffr�s. J'ai grimp� l'escalier � toute allure pour acc�der � un vestibule. �a ne pouvait �tre que l�.
J'ai referm� la porte sur la truffe de quelques-unes de ces affreuses bestioles. Une grosse mouche bleue est sortie de derri�re le rideau. Une petite boule qui volait l� lui a d�coch� un rayon rouge. �a l'a envoy�e au tapis. Elle fumait encore, quand un robot m�nager l'a aspir�e. Mais le tueur d'insectes n'avait pas termin� son boulot. Il �tait m�me sacr�ment d�bord�. Des mouches, il en sortait de tous les coins. Et le docteur tr�nait, parmi les insectes. Les vers tombaient de son nez. Le chariot m�nager vaporisait des cochonneries, dans le genre brise marine ou fruit exotique, pour combattre l'odeur d'ammoniac.
� Avez-vous termin� votre th� ? a demand� le robot m�nager en aspirant une mouche sur son bureau.
La main pourrie du docteur serrait sa blouse blanche, tach�e de d�goulinades. Il avait la t�te rejet�e en arri�re et un rictus, comme s'il cherchait � respirer. Il avait d� se faire une attaque foudroyante. Le chariot a aspir� �� et l� quelques insectes, en demandant � nouveau :
� Avez-vous termin� votre th� ?
Le foutu chariot bouclait.
� Le docteur est mort ! j'ai dit.
� Le docteur n'a pas fini de prendre son th�.
� Mais il est mort.
� Mort n'est pas un attribut possible pour le docteur. Le docteur vit.
� Mais les choses changent. Le docteur est mort. Il s'est tap� une attaque !
� Le docteur n'a pas �t� attaqu�. Il n'est pas mort. Il vit, et il n'a pas termin� son th�. Et vous l'importunez.
Le pauvre vieux� C'�tait pitoyable de finir entour� de gadgets d�biles. Enfin� peut-�tre pas finalement� �a m'a fait rire. Je me suis approch� du cadavre et je lui ai cri� � la gueule :
� Docteur, est-ce que je vous importune ?
La petite machine moulinait.
� Tu vois bien qu'il ne r�pond pas, j'ai dit. �a ne te semble pas bizarre ?
� Le docteur boit toujours son th� en silence. Et il n'a pas termin� son th�. Donc il ne parle pas.
� Pas mal, j'ai dit.
� Avez-vous termin� votre th�, docteur ?
J'ai laiss� le chariot dans sa boucle. Il y avait un ordinateur �teint sur le bureau. J'ai effleur� l'�cran, et il s'est allum�. Une fille pas mal cochonne �tait allong�e sur un canap�. Elle a soulev� sa jupe, elle n'avait pas de culotte. Et les l�vres de son sexe ont remu�.
� Alors, mon chou� tu l'as termin�, ton th� ?
�a m'a fait dr�lement rire. C'�tait un coquin, ce docteur. Puis j'ai entendu un foutu bourdonnement qui venait de dessous le bureau. J'ai d�gag� le fauteuil. L'autre main pourrie du docteur �tait crisp�e au beau milieu de son pantalon d�fait ! �noy�e dans un essaim de mouches bleues avec tout ce qu'il restait de sa bite ! Il s'�tait foutu sa crampe tout seul, le docteur !
Les mouches d�rang�es dans leur festin ont tourbillonn� salement dans la pi�ce. La petite boule tirait � volont� l�-dedans, comme une lune noire d�risoire. J'ai pouss� le fauteuil jusque dans les chiottes, et j'ai enferm� le coquin avec un bon paquet de mouches.
� Avez-vous termin� votre th�, docteur ? a demand� le chariot.
� Oh, �a suffit ! j'ai dit.
Je lui ai jet� la tasse de th� � la gueule. Il a aspir� les morceaux en disant :
� Merci docteur.
Foutu programme � la con. Et il s'est cass�. J'ai pris le fauteuil de l'invit� pour m'installer au bureau.
Et j'ai r�alis� ma chance. Un t�l�phone-satellite me tendait les bras ! J'ai d�croch�, �a marchait, j'�tais sauv� ! Je pouvais joindre n'importe qui dans le monde ! Mais la petite animation sympatique ne m'a pas l�ch� :
� �fini le th� tu veux superviser� hein ! mon chou ! �l'avancement du programme Teddy ?
J'ai raccroch�. �a pouvait bien attendre une minute. Elle �tait quand m�me sympa, cette animation.
� Le programme Teddy ?
� Une r�ussite� nous avons eu� bien s�r� d'in�vitables complications� lors de la mise au point. Mais le quatorzi�me prototype� est une r�ussite ! Votre th� est fini� voulez-vous, docteur� superviser le programme ? Il entre dans sa phase� terminale.
Des �crans japonais ont couliss�, r�v�lant un ascenseur. Il �tait trop fort, ce docteur.
� Ah oui, j'ai dit, �a marche ! On supervise le programme !
Je suis rentr� dans la cabine, une sorte de cloche en verre. L'image de la fille s'est projet�e tout autour de moi. Elle a clign� un �il qui s'est aussit�t transform� en sexe pour me dire :
� Et ce th� �tait-il bon ? �d'in�vitables complications� Teddy onze �tait tr�s intelligent� mais trop m�fiant� refusait de passer les tests� ne mangeait pas, ne buvait pas� ne rentrait pas dans les labyrinthes� mort d'inanition� eh oui, docteur, compromis action-contemplation�
Au fur et � mesure qu'on descendait, je d�couvrais les laboratoires d'une gigantesque usine en verre. Les Doudou s'organisaient en s�ries, depuis les �prouvettes, jusqu'� ceux qui faisaient toutes sortes d'exercices sur des ballons, devant des �crans ou dans des machines. Trois �tages leurs �taient d�di�s. Une v�ritable usine g�n�tique, doubl�e d'un pensionnat, enti�rement automatique. � la place des yeux et de la bouche, mon h�tesse avait maintenant trois sexes en travers du visage. Ils m�laient leurs voix :
� �Teddy douze� trop agressif� a r�ussi tous les tests individuels� mais aucune intelligence collective� se bat tout de suite� d�lire meurtrier� intelligence collective ? �ou individuelle ? Grande question ! Complications in�vitables�
Elle s'est retourn�e, et son anus a poursuivi :
� �reparti de Teddy huit� pour cr�er Teddy quatorze� parfait� tous les objectifs sont atteints� vous supervisez� Teddy quatorze� une r�ussite �blouissante� incroyablement plus performant� duplication lanc�e, phase terminale enclench�e� que vous supervisez� votre th�, �tait-il bon ?
Plus on descendait, plus l'usine �tait transparente et moderne. Je ne voyais plus les Doudou.
� On s'en fout du th�. O� est le Teddy ?
� �va remplacer le Doudou� devra s'imposer� une destruction des Doudou� est in�vitable� d�cider de la date et de l'heure et de l'heure du th� nous arrivons� � l'�tage des Teddy.
La cloche de verre s'est d�tach�e de l'ascenseur, pour glisser dans les couleurs transparents. Mon accompagnatrice s'est transform�e en Jean-Paul II, en s'exclamant d'une voix chevrotante :
� In nomine� embarquement imm�diat !
Le pape a touss� en s'appuyant sur sa crosse. Et il a ajout� :
� Ne vous inqui�tez pas, docteur� j'ai tout ce qu'il faut� en dessous.
Il s'est baiss�, ses os ont craqu�, et il a retrouss� ses habits blancs pour d�couvrir le corps pulpeux de mon accompagnatrice. Puis je l'ai retrouv�e allong�e dans son canap�, en train de se godifier avec la crosse du pape. Un sexe press� a couru sur son corps comme un insecte, en commentant :
� Patres et filii� Teddy quatorze� ne boit pas de th� une vraie r�ussite� in nomine� endurant, intelligent, collectif� avec une bonne puissance de m�choires�
Les portes coulissantes se sont ouvertes, puis referm�es derri�re moi. Il n'y avait plus que la cloche de verre qui me s�parait de Teddy.
La bestiole gris-rose, plus imposante qu'un Doudou, avait comme un visage de b�b� �cras� en guise de t�te. Et des yeux larges� des yeux d'hommes ! Plus grands encore que ceux de l'homme ! Sur la paroi en verre, il a pos� ses pattes griffues, aussi d�taill�es que des mains d'homme, mais munies des coussinets propres aux chiens. Le visage de mon accompagnatrice s'est incrust� en minuscule sur son clitoris.
� N'est-il pas mignon ? a-t-elle dit.
� Il est horrible, j'ai dit.
� � souhait, a chuchot� le sexe.
� C'est pas lui, a dit Teddy.
J'ai eu peur. J'ai cri� en reculant le plus loin possible dans ma papamobile.
� Ah ! vilain toutou ! arr�te de dire� des m�chancet�s au docteur� il a fini son th� et c'est une r�ussite� in nomine�
� C'est pas le docteur ! a dit Teddy, tu d�lires compl�tement !
Elle s'est transform�e en sexe immense qui gueulait depuis ses profondeurs rouges :
� Patres de patres ! �a suffit ! non mais� docteur� voulez-vous du th� ?� c'est �blouissant, n'est-ce pas ?� j'ouvre au toutou ?
� Ah non ! j'ai dit, n'ouvre pas !
Un Teddy, puis un autre, puis encore un autre sont entr�s dans la pi�ce. J'ai gueul� en frappant la cloche de verre dans tous les sens :
� En haut ! Je veux du th� en haut ! On remonte !
Les Teddy ont �t� pris d'un tremblement. Ils �ternuaient, mais non, ils n'�ternuaient pas. C'�tait bien le rire qui les secouait et qui se propageait de Teddy en Teddy, dans les couloirs qu'ils remplissaient. Les l�vres fatigu�es de mon accompagnatrice ont remu� :
� In nomine� tous les objectifs� sont des r�ussites� Earl Grey� Souchong� Orange Pekoe� j'ouvre au toutou ?


Jean-Marc Agrati




Un point sur les �ditions Hermaphrodite :

"Hermaphrodite est une revue semestrielle qui existe depuis � pr�sent 5 ann�es, une revue litt�raire � d�art et d�humeur �, faisant la part belle aux illustrateurs, et se voulant un espace vierge � d�fricher, lieu de jeux et d�exploration ou le s�rieux le m�le au rire. Le Th�me du prochain num�ro de la revue Hermaphrodite - dont la sortie est pr�vue en f�vrier 2004 � s�articule autour des trois termes suivants : � SF, corps-texte �, o� nous explorons une forme particuli�re de la litt�rature � la science-fiction �, en y injectant de fa�on exclusive la dimension corporelle, th�me r�current et liant du contenu r�dactionnel et pictural de nos publications pr�c�dentes."
Philippe Krebs, �ditions Hermaphrodite.

Jean-Marc Agrati



Le site des Editions Hermaphrodite...

 
In�dit de Jean Cocteau 
La derni�re lettre de Rimb � Verlaine 
Lambron, Etranger dans la nuit 
Z�ro Humain, de Jean-Marc Agrati 
Moze 
  ARCHIVES
 
contact | © 2000-2008  Zone littéraire |