Entretien avec Ornela Vorpsi

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Dans Le pays où l'on ne meurt jamais, Ornela Vorpsi fait renaître à coup de réminiscences fragmentaires cette terre tout en contrastes qu'est l'Albanie, dénonçant autant qu'elle caresse la barbarie dictatoriale qui s'épanouit à l'ombre des sarments fleuris.
Rencontre.


C'est votre premier roman. L'avez-vous porté longtemps ?

J'écris depuis longtemps mais l'idée de publication est venue par hasard. Un jour, j'ai lu quelques fragments en traduction simultanée italien-français à un ami écrivain, Eric Laurent, qui m'a encouragé vivement à les faire publier. J'ai cru d'abord qu'il disait cela pour me faire plaisir mais quand on m'a proposé sérieusement de me donner du temps pour les traduire, je me suis dit que, peut-être, cela valait le coup. Certains passages de cette mosaïque sont vieux de 6 ans. Les autres ont été écrits il y a 3 ans quand je me suis mise vraiment à la composition du roman.

Vous avez écrit ce roman en italien, pays où vous avez vécu : pour quelle raison ?

J'ai effectivement fait mes études d'art en Italie. Si j'ai choisi d'écrire en italien, c'est parce que j'avais besoin d'être vraiment détachée de ce que je racontais. L'italien m'attirait dans un univers assez éloigné de l'Albanie pour que je puisse écrire tout ce que j'avais à dire. Une autre raison existe, mais elle est bien plus pragmatique : si j'avais écrit ce livre en Albanais et l'avait présenté à un éditeur de là-bas, il m'aurait probablement dit non, ne serait-ce qu'à cause du contenu !

Sur la quatrième, on lit que vous êtes photographe, peintre et vidéaste : cette incursion dans le roman n'est qu'un passage ?

Pour être sincère, l'art contemporain aujourd'hui me plaît peu : il est trop flou, il y a beaucoup d'abus. Il ne me suffit pas. La littérature est au contraire un terrain où je me sens à l'aise, où il reste encore des repères : on est capable de dire si un texte est bon ou pas. On ne peut pas vraiment tricher alors que c'est le cas avec la photo : on voit trop cette tendance actuelle à photographier la banalité du quotidien, la laideur, le vide existentiel'
L'art contemporain a évolué, il n'a plus de limites ou de repères, tout peut exister et c'est très troublant pour quelqu'un comme moi, qui accorde une grande importance aux questions de vraie composition, de vrai travail, d'esthétique. La position de l'artiste aujourd'hui dépend trop du relationnel/de son carnet d'adresse : je ne vois pas le rapport avec le travail !
Bref, pour l'instant, je suis vraiment dans la littérature puisque je continue à écrire. Toutefois, je poursuis également le reste, la photo, les expos de peinture, la vidéo, mais de manière un peu plus sereine'

Avez-vous des sujets de prédilection en photo ?

Je m'intéresse beaucoup au corps des femmes [elle montre une grande photo au mur, représentant plusieurs bustes féminins côte à côte dont la cage thoracique ressort violemment]. On considère trop souvent ce corps, ses formes, comme un bel objet, une incarnation de l'érotisme. Au contraire, pour moi, ce corps abrite des pensées, des choses éphémères : il subit des transformations. Personne n'a choisi son corps, on doit l'accepter, dans tous ses états successifs. Bien sûr, la sensualité existe mais elle ne conduit pas chez moi au voyeurisme. Je photographie ces corps avec une certaine esthétique n'excluant pas une dureté qu'on retrouve dans mon texte.

Justement, ici, vos deux activités, photos et écriture, se rejoignent, car dans votre roman, c'est la jeune fille qui est au centre, elle grandit, elle a plusieurs identités, mais c'est elle l'héroïne. On en vient alors à l'un des thèmes principaux de votre texte, l'image de la femme, toujours suspecte de « putinerie » . Pensez-vous que cette dévaluation féminine est une conséquence des mentalités sous la dictature en Albanie ou que c'est une considération propre à ce pays ?

C'est une question complexe car évidemment la dictature a conduit à une stagnation de la mentalité du pays. L'être humain était prisonnier là-bas : des erreurs naissent facilement de cet état d'enfermement. Cependant, je pense que c'est une image assez présente dans les pays méditerranéens, si on regard par l'exemple l'Italie des années 40, les films, on voit que la beauté ne laisse pas l'esprit en paix. On la condamne ; de même la Grèce, la Yougoslavie, qui étaient des pays peu industrialisés. L'être humain a besoin, surtout dans la société occidentale, de créer des idoles. Or, en Albanie, c'était impossible. Les femmes deviennent un mystère envoûtant sur lequel on fantasme.

Doit-on considérer ce roman comme totalement autobiographique ? A-t-il valeur de témoignage ou d'exutoire ?

Ce n'est pas entièrement autobiographique [(et tout écrivain, même en pleine fiction, parle toujours un peu de lui)]. Pour moi, ce livre est d'abord l'autobiographie de l'Albanie. Ce que je décris est le vécu de milliers de gens dans ce pays.
Je n'écris ni pour le témoignage, ni comme un exutoire. Quand j'écris, ça ne me soulage pas. J'ai une idée beaucoup plus haute de la littérature. Quand on l'utilise juste pour ressortir des choses, je n'y crois pas et je n'aime pas, à tort peut-être. A mes yeux, le processus de création va au-delà de l'idée de sortir de soi ' ça je peux le faire en parlant avec une amie. Pour l'aspect du témoignage, il est évident qu'en racontant ce qu'était vraiment l'Albanie (car tout est vrai, même si ça ne m'est pas forcément arrivé), on touche de toute façon à l'histoire véritable. Toutefois, ce n'est pas vraiment ce que je cherchais : j'avais un véritable besoin de création.

Quand on quitte l'Albanie pour arriver dans un pays démocratique et libéral, et surtout quand on est une belle femme, est-ce que la notion de « putinerie » continue à vous poursuivre ?

En réalité, je ne me sens plus concernée par ce problème. Néanmoins, même ici, on me dit parfois « Oh ! Ornela, je t'ai vu à la télé : on t'a fait venir parce que tu es jolie, n'est-ce pas ' ». Cela s'est produit notamment pour l'émission Vol de Nuit. La vérité est que Patrick Poivre D'Arvor avait tout simplement apprécié mon livre et que c'est sans m'avoir vue qu'il m'a invitée !

Et d'un point de vue plus général, comment vit-on le passage d'une dictature à une démocratie ?

Pour moi, cette transition a été très déroutante, contrairement à certains de mes compatriotes qui s'adaptèrent très facilement. Cela fait douze ans que j'erre dans le monde et je n'ai pas encore trouvé ma place. L'Albanie était en effet un pays très structuré (la famille, la société'), quand on voulait bouger trop loin, on trouvais un mur : l'être humain savait donc parfaitement où et dans quelle limite se mouvoir. Du coup, quand on vient d'un endroit aussi fermé, aussi « linéaire », arriver dans un lieu où il n'y a aucun repère est vraiment déstabilisant. Les occidentaux sont toujours en mouvement : les études, le travail, parfois même la famille, sont transitoires. Moi, j'ai mis des années à m'habituer, pendant longtemps je suis restée dans une sorte de léthargie, n'arrivant pas à m'intégrer dans une société avec si peu de formes fixes. En plus, il me fallait trouver une place qui me convienne et quand on est immigré, la première chose, c'est la survie : dans ce cas de figure, l'art devient quelque chose d'abstrait, de lointain. Comme le disait Marx, pour l'être humain, il y a la base et la superstructure : la maison, la famille sont la base, l'art, la culture sont la superstructure. Comment faire quand on a comme moi, perdu la base ' Pendant longtemps, même si l'art me hantait, j'ai été incapable de créer car je devais d'abord survivre.

Vous avez quitté l'Albanie à 22 ans. Y êtes-vous retournée ?

Il y a six ou sept mois, j'y suis retournée une dizaine de jours.

C'est-à-dire après avoir écrit le livre ?

Oui, mais les Albanais ne l'ont pas encore lu. Je ne sais pas si cela changerait quelque chose pour eux mais de fait, ils ne pourraient pas m'en vouloir car je ne décris que la vérité. Ce n'est d'ailleurs pas ce qu'on fait d'autres auteurs albanais qui cherchaient à donner aux étrangers une image de ce pays plus exotique, plus belle que ce qu'elle était car la réalité les désolait. Moi, je n'ai pas joué ce jeu.

Il y a quelques mois, c'était donc la première fois que vous y reveniez ?

Non, la seconde mais je ne reste jamais longtemps' Je me suis rendue compte que seul mon passé se trouvait là-bas et qu'il était bien derrière moi. De toute façon, que je sois là-bas, en Italie ou en France, je ne me sens nulle part chez moi. Ma place est devenue assez « opportuniste » au sens où elle s'installe dans le lieu où je peux créer, écrire, bref, être en paix.

A la lecture, on est vraiment troublé par cette impression que vous aimez autant que vous dénigrez ce pays : qu'en est-il en réalité ' Est-ce qu'on finit vraiment par aimer son bourreau ?

Franchement, oui bien sûr, on peut l'aimer mais on peut aussi choisir un jour d'arrêter de supporter cette souffrance. C'est un amour comme celui qu'on éprouve pour un parent qui vous maltraite : on a envie d'échapper au lien avec ce parent, on garde ses distances pour sa propre survie, pour pouvoir exister mais il n'empêche qu'il y a des raisons profondes à cet instinct d'amour. L'Albanie est le pays où j'ai grandi, où j'ai mes souvenirs de jeunesse, et étant moi-même quelqu'un de très nostalgique, il est normal que ces souvenirs me reviennent souvent embellis.
Alors oui, j'étais et suis encore attachée à ce pays mais j'ai eu la lucidité d'être capable de le quitter, le moment venu. Aujourd'hui, je l'aime calmement, de loin.

Le pays où l'on ne meurt jamais,
Ornela VORPSI
Actes Sud, 15 euros, 155 pages.

Maïa Gabily


Ornela Vorpsi
Ed.
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Last modified ondimanche, 17 mai 2009 12:16 Read 6254 times