La métaphore du puzzle

Chroniques
"Dès lors qu'on a une vie intérieure, on mène déjà une double vie" déclare Rémi Laredo. Ce dernier cultive son don du dédoublement et partage son existence entre Marie et Victoria. Il a épousé la première il y a dix ans. De cette union sont nés deux enfants : Paul et Virginie. Depuis deux ans, il entretient une liaison "clandestine" avec Victoria. Une passion souterraine à l'image des lieux où ils se retrouvent. Ce paléontologue fait l'éloge de la grotte. Elle lui permet de se sentir à l'abri d'une société qu'il fuit de tout son être. Cet idéaliste se mure dans un exil intérieur. Il se met "en pilote automatique" quand il n'est pas seul. Une attitude excentrique aux yeux de son entourage.

Déboussolé (!) par l'avènement de la mondialisation, Rémi se montre réfractaire aux nouvelles technologies, à l'Internet "vestale du siècle à venir" et à l' "y-mêle" . Il ne veut pas céder à la "tyrannie de la communication". Il doit pourtant contacter les médias afin de sauver un site pluri-séculaire menacé d'engloutissement par un barrage. Un jour, Victoria disparaît. A-t-elle rompu les amarres pour vivre l'existence dont elle a toujours rêvé ? Le vaudeville se transforme en enquête policière. Rémi part à la recherche de son amante. Il va jusqu'à transgresser les interdits et se rend dans son domicile conjugal.

Pierre Assouline signe le meilleur passage de son roman lorsque Rémi, qui fait l'apologie de l'ombre, découvre la facilité avec laquelle il est possible à autrui de retracer tous les épisodes de leur vie secrète. Le style de Pierre Assouline est empreint d'humour : il rend tragi-comique la séquence de l'airbag qui se déclenche inopinément en pleine relation sexuelle adultérine. L'écrivain fait un récit truculent d'un dîner mondain, véritable rituel social où le narrateur épingle les travers des convives. Par le biais de Rémi qui critique ses contemporains, l'auteur dénonce l'égotisme de la société petite-bourgeoise parisienne. Pierre Assouline n'hésite pas à se référer à lui-même sous forme de clin d'oeil. Lors du repas, un des invités déclare : "de toute façon je préfère ses biographies à ses romans". L'écrivain est enclin non pas à l'intertexte mais à l' "hypertexte". Il mentionne des sites américains spécialisés dans la restauration du prépuce et de la sexualité des verges endommagées et un autre qui permettrait d'envoyer des messages au mur des Lamentations.

Cette oeuvre de Pierre Assouline abonde également en références artistiques. Le biographe du marchand d'art Kahnweiler et du photographe Henri Cartier-Bresson a choisit pour personnage principal un historien d'art. Le vocabulaire de l'auteur révèle ses goûts esthétiques. Il qualifie notamment d' " arcimboldesque " le pénis de Rémi après l'épisode de l'airbag. Il décrit aussi une inconnue qui semble s'être échappée d'un tableau de Dante.

Gabriel Rossetti et dont la vision entêtante fait rompre Rémi avec sa vision traditionnelle du mariage. Pierre Assouline se plaît à traquer les faiblesses humaines. L'airbag qui manque de priver Rémi de sa virilité remet en question sa manière de vivre tandis que Marie n'hésite pas à se servir d'un journal intime comme pièce à conviction au cours d'un procès. Selon Rémi, sa propre épouse viole l'intimité de la femme du client qu'elle défend afin de déceler les preuves de son infidélité. Une attitude dont il ne l'aurait jamais crue capable. Rémi s'interroge alors : que savons-nous de ce que les gens connaissent de nous ? Cette question fait écho à la citation de Marcel Proust placée en épigraphe et qui donne tout son sens au roman : "nous vivons auprès d'êtres que nous croyons connaître : il manque l'événement qui les fera apparaître tout à coup autres que nous les savons".

Double vie est un roman sous forme de puzzle à l'image de celui que reconstituent Paul et Virginie. Il s'agit de "Californie 1955", une photographie en noir et blanc d'Elliott Erwitt que l'éditeur a choisit de faire figurer sur la couverture de l'ouvrage. Rémi aide ses enfants à assembler l'image. Il réalise qu'une pièce manquante change totalement la signification du cliché. Il part en quête du morceau qui lui ferait comprendre sa propre situation. Ses nombreux retours en arrière lui permettent peu à peu de dessiner les contours de son existence. Il lit le journal intime de l'accusée comme s'il s'agissait de celui de Victoria. Sa maîtresse, sa confidente, n'a aucun secret pour lui. Il s'aperçoit que Marie, avec laquelle il partage son quotidien, est une parfaite inconnue. Ce n'est qu'au moment où le protagoniste se résout à rompre avec sa vie secrète, à émerger de sa grotte, que ses interrogations trouveront une réponse.


Marie-Véronique Guilmont

Double vie
Pierre Assouline
Ed. Gallimard
211 p / 16 €
ISBN: 2070754987
Last modified ondimanche, 28 août 2011 19:21 Read 2759 times