Vila-Matas nous donne des nouvelles

Interviews
Deux ans tout juste après la sortie de Docteur Pasavento, l’auteur de l’indispensable Abrégé d’histoire de la littérature portative publie un recueil de nouvelles. De passage à Paris, il nous a donné rendez-vous au bar de son hôtel, rue Vaneau, un lieu qu’il connaît bien pour l’avoir longuement évoqué dans son dernier roman : « Il m’a semblé que l’étrange et profond silence de la rue Vaneau occultait une sorte d’horreur infernale et sourde de mondes au bord du cri, mondes très réprimés et muets, prêts à exploser. » Rencontre avec un écrivain déjà culte.

Avec Explorateurs de l’abîme vous revenez à la nouvelle, un genre qui a largement contribué à votre succès. Pourquoi un tel choix ?

Après Docteur Pasavento, le dernier titre de ma trilogie « métalittéraire », je me suis retrouvé dans une impasse. J’avais l’impression d’être dans un abîme dont il me fallait sortir et je me suis dit qu’en retournant à la nouvelle, je pourrais peut-être renouer avec une forme d’écriture que j’avais un peu oubliée. Ce fut en effet très positif. D’autres perspectives se sont ouvertes, j’étais moins obsédé par la littérature que dans mes précédents livres et en particulier dans Docteur Pasavento.

Dans la nouvelle intitulée Sang et eau, vous écrivez que le « tempo » est différent selon qu’on travaille sur une nouvelle ou un roman. Avez-vous rencontré des difficultés à retrouver ce « tempo » ?

Oui, le roman laisse le temps de faire durer les situations alors que les nouvelles exigent d’être plus vif, plus rapide. Au commencement, j’avais encore tendance à faire des histoires qui se prolongent, mais par la suite, j’ai retrouvé la formule de la nouvelle. En vérité, ce livre n’est pas tout à fait un recueil de nouvelles. Le marché exige qu’il soit présenté comme tel, mais je dirais plutôt qu’il s’agit d’un livre autour du thème du vide. Il y a des communications entre les différentes histoires et ces communications créent une certaine unité.

Dans la plupart de vos livres – et c’est encore le cas dans celui-ci – le lecteur est tenté de vous confondre avec le narrateur. Quelle part d’Enrique Vila-Matas subsiste chez ses narrateurs ?

C’est une question un peu complexe. Par exemple, lorsque je parle de problèmes de santé, les lecteurs pensent que je parle de moi parce que j’ai effectivement quelques problèmes. Mais pour moi, tout cela n’est pas vrai. Dans mes textes comme dans mes préfaces, ce sont des narrateurs qui s’expriment.

Pourquoi avoir choisi le thème du vide ?

J’avais trouvé le titre du livre avant tout le reste. En commençant à écrire, je me suis rendu compte que toutes les histoires du monde avaient un rapport avec le vide. Le vide est la même chose que son contraire, le plein. Si je parle de la religion, je ne parle que de la religion, alors que si je choisis de parler du vide, je peux parler de tout.

Dans Parce qu’elle ne l’a pas demandé, le narrateur dit avoir tenté de pénétrer dans ce que vous appelez « l’incertain au-delà » de son écriture. Avez-vous une idée précise de ce que pourrait cacher cet « incertain au-delà » ?

Peut-être que dans cet autre monde, la littérature n’existe pas. Peut-être n’y a-t-il que la vie. Mais la vie sans littérature ne m’intéresse pas. Je préfère rester avec ma littérature que de la céder à la vie.

On vous a parfois reproché votre goût pour les textes « métalittéraires ». Pourriez-vous écrire un livre qui s’attache davantage aux souvenirs qu’aux références ?

Il y a beaucoup de souvenirs dans mes nouvelles. Certains sont inventés, d’autres réels, mais il y a un fond de vrai partout. Pour moi, toutes les histoires communiquent avec d’autres expériences littéraires. Je pourrais raconter des histoires normales, mais je pense qu’elles seraient banales. Si par exemple je racontais une histoire d’amour, je saurais que cette histoire a déjà été racontée mille fois depuis Roméo et Juliette. Mes histoires sont liées à la littérature, mais il faut faire attention, car toutes mes citations ne sont pas réelles. Il n’est pas rare que je les modifie. Souvent elles sont presque identiques aux phrases originales, mais leur sens change du tout au tout. C’est un véritable procédé. Certains écrivains font des jeux de mots pour construire leurs phrases, moi je modifie les citations. Cela me donne un élan et me permet d’avancer dans la narration. Je transforme également la vie réelle. Le plus important dans tout ça c’est le point de vue du narrateur. Je modifie tout en fonction de ce point de vue. C’est comme une machine dans laquelle je mettrais quelques petites choses de la vie et une phrase de Pascal ou d’un autre auteur. La machine se chargerait ensuite de tout faire passer pour le point de vue du narrateur.

Si la littérature est une maladie – comme vous l’écriviez dans Le Mal de Montano –, vous paraissez fortement contaminé. Que faites-vous pour y remédier ? Essayez-vous seulement d’y remédier ?

Je pense que vous, vous pensez que j’ai cette maladie. Peut-être que c’est vrai. Je ne suis pas atteint du Mal de Montano, mais j’ai tout de même une passion inexplicable pour la littérature. Par exemple, je regarde rarement de films à la télévision parce que je côtoie la fiction tout le jour et voir encore une autre histoire le soir, cela me dérange un peu. Mais si le film comporte un élément littéraire, alors je le regarde. J’ai également une passion mystérieuse pour les photos en noir et blanc. Elles me plaisent beaucoup. Un peu comme Modiano. Quand je vois une photo en noir et blanc, ce que j’aime ce n’est pas la photo, mais le noir et blanc. Avec la littérature, c’est la même chose. C’est une addiction que je n’explique pas vraiment. Je crois que la littérature m’intéresse parce que j’ai l’impression qu’elle donne un sens à la vie, une piste pour l’expliquer, l’exprimer.

La littérature serait-elle un « pharmakon » (à la fois un poison et un remède) ?

Je l’envisage surtout comme un remède parce que je ne suis pas spécialement malade à cause d’elle. Quand je suis dans une situation difficile, je pense à une situation similaire dans la littérature. Cela me permet d’éviter l’angoisse.

Pourriez-vous faire autre chose qu’écrire ?

Je suis principalement écrivain, bien que je fasse beaucoup d’autres choses. Mais quand j’écris, je suis complètement concentré. Je travaille surtout le matin, trois ou quatre heures, pas plus. C’est une activité fatigante mentalement et physiquement... Le reste du jour, je pense à ce que j’ai écrit. Quand je voyage, je prends seulement des notes. Si je suis à Barcelone et que je n’écris rien, j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps, d’avoir fait quelque chose de mal et je culpabilise. Je me sens un peu comme un collégien qui n’aurait pas fait son devoir. C’est comme si j’avais passé une journée entière sans rien penser.

Vous semblez davantage focalisé sur la vision des écrivains dont vous parlez que sur leur travail de la langue. Quelle importance accordez-vous au style en tant que lecteur et en tant qu’auteur ?

Je travaille beaucoup cette question lorsque j’écris. Les jeux sur la langue m’intéressent, mais ce n’est pas exactement ce que je fais. Ce qui ne m’intéresse vraiment pas, ce sont les histoires d’aujourd’hui. En ce moment, je travaille sur Joyce pour mon prochain roman. Je pense aller à Dublin pour participer au « Bloom’s Day ». L’anniversaire du mariage de mes parents tombe le même jour : le 16 juin. Cela rejoint votre précédente question… La littérature et la vie sont une fois de plus liées...

Vous écrivez tantôt à la première personne tantôt à la troisième. En quoi est-ce différent et quel usage préférez-vous ?

Cela dépend. C’est plus une question pratique en fait. Dans « Le Jour dit », l’histoire de cette mort annoncée, le lecteur aurait connu le dénouement si j’avais parlé à la première personne : si je peux encore raconter mon histoire, c’est que finalement je ne suis pas mort. En règle générale, je me libère difficilement de la première personne. J’ai beaucoup aimé le livre d’Antoni Casas Ros, Le Théorème d’Almodovar. J’ai d’ailleurs commencé une petite correspondance avec cet auteur. J’envie sa situation d’anonymat. C’est quelque chose d’impossible pour moi parce que mon visage est connu. Son premier roman est vraiment intéressant, on ne sait pas si ce qu’il raconte est vrai ou pas… mais bon, il me semblerait difficile de lui poser la question par écrit…

Paris est présent dans Explorateurs de l’abîme. Vous l’aviez longuement évoqué dans Paris ne finit jamais. Quel lien entretenez-vous avec cette ville ?

Un lien très fort. Au cours des dernières années, j’y suis venu quatre à cinq fois par an. J’ai renoué des amitiés et j’ai écarté la nostalgie des années où j’ai vécu ici. C’est un nouveau Paris qui se présente à moi. Et puis le contact avec cette ville est aussi un contact avec ma jeunesse. Quand je me promène pour aller, par exemple, au café de Flore, j’ai l’impression de vivre ici. C’est une ville que je connais très bien et que je vois comme une extension de Barcelone. Ma formation littéraire est française et pour moi, Le Mal de Montano est un livre français. Les lecteurs anglais l’ont mal perçu, ils n’ont pas vraiment compris que je puisse mélanger l’essai et le roman.

Travaillez-vous sur ordinateur ou à la plume ?

En ce moment, j’écris directement sur ordinateur, mais après je fais une impression pour retravailler mon texte. Parce qu’il y a des répétitions que je ne distingue que sur le papier. Je fais beaucoup d’impressions…

Y a-t-il un moment où vous savez que vous ne devez plus toucher à votre travail ?

Heureusement parce que sinon ce serait infini. Il y a toujours un moment où je dois me convaincre que c’est suffisant. Je ne relis jamais mes livres, je trouve cela trop dangereux : j’y verrais sans doute des choses qui ne me plairaient pas. Comme je travaille beaucoup, il n’est pas rare que j’oublie ce que j’écris. Par exemple, il m’est déjà arrivé de lire une phrase sur internet et de la noter parce qu’elle me plaisait avant de me rendre compte qu’elle était de moi…

Travaillez-vous aux côtés de vos traducteurs et en particulier d’André Gabastou, votre traducteur français ?

Nous travaillons un peu ensemble. André Gabastou me connaît, c’est le meilleur traducteur que j’ai. J’ai parfois quelques problèmes avec les traducteurs des autres langues, surtout avec les citations parce que je ne connais pas leurs références exactes. Un jour, André Gabastou m’a raconté qu’il avait passé des heures à la Bibliothèque Nationale pour chercher une phrase de Paul Valéry. Quand il l’avait finalement trouvée, il s’était rendu compte que la première partie de la phrase était de Valéry, la seconde de moi. Il en avait alors conclu que c’était peut-être mieux de traduire la phrase comme je l’avais écrite. Mes traducteurs me demandent souvent si les citations sont inventées. Alors parfois, pour leur éviter de longues recherches, je leur dis qu’elles le sont. Une fois, j’avais changé une phrase un peu compliquée de Marguerite Duras. En Espagne, certains livres la citent encore comme une phrase de Duras, alors qu’elle est de moi. J’ai toujours un peu modifié le sens des choses, c’est comme ça que je travaille.

La lecture est-elle indissociable de l’écriture ?

J’aime beaucoup le titre de Julien Gracq : En lisant, en écrivant. Je crois être un lecteur qui écrit. C’est une bonne définition. Quand je lis, j’ai une envie irrépressible d’écrire.

Certains lecteurs pointent-ils du doigt des choses que vous n’avez pas vues en écrivant ?

Mes romans les plus importants sont des romans qui ne sont pas achevés et que les lecteurs complètent. Après Bartleby et compagnie, j’ai reçu beaucoup de courriers qui me donnaient d’autres exemples de « Bartleby ». Je sais qu’il en manque beaucoup : c’est un livre infini que j’ai terminé avant l’heure parce que je ne pouvais faire autrement. Mais certains lecteurs souhaitent le continuer. Ils écrivent en quelque sorte un livre bis.

On connaît votre goût pour les doux excentriques de la société shandy (les Larbaud, Duchamp, Cendrars et consorts que vous présentiez dans votre Abrégé d’histoire de la littérature portative) et les « agraphiques » (votre livre de chevet est Artistes sans œuvres de Jean-Yves Jouannais) quel regard portez-vous sur le production contemporaine ?

J’ai écrit une préface pour Artistes sans œuvres qui devrait bientôt paraître. Ce livre est à l’origine de Bartleby et compagnie. J’avais déjà l’idée de départ avant de le trouver : il m’a donné une impulsion pour me lancer dans mon propre livre. Mais pour revenir à votre question, beaucoup d’auteurs me plaisent. Je cherche des écrivains comme Larbaud ou comme Casas Ros. Les auteurs très connus me semblent moins intéressants que les marginaux. J’aime ceux qui sont un peu de côté, ceux qui me font découvrir des choses insoupçonnées. Je leur trouve plus de légèreté, plus de grâce. Par exemple, Stevenson n’est pas un écrivain aussi important que Thomas Mann, mais il a, selon moi, une grâce que n’a pas Thomas Mann. J’apprécie également des auteurs plus traditionnels comme Modiano. C’est un écrivain très français, très parisien et pourtant, en ce moment, il compte de nombreux fans en Espagne. J’en fais partie. Je vais d’ailleurs profiter de mon séjour pour aller voir sa maison d’enfance, au 15 quai Conti.

Pouvez-vous nous parler de vos projets ?

J’ai publié en Espagne au mois de septembre un journal littéraire recoupant mes articles parus dans El País au cours des dernières années. C’est un journal littéraire, mais pas intime : je ne raconte pas ce que je vis, mais ce que je lis. Je travaille également sur un nouveau roman dont le thème général est l’attente. J’écris sur des personnes qui attendent quelque chose…

Ellen Salvi

Explorateurs de l'abîme
Enrique Vila-Matas
Ed. Christian Bourgois
297 p / 23 €
ISBN: 2267019671
Last modified ondimanche, 19 avril 2009 14:55 Read 2358 times