Une oeuvre à trois têtes

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Une année en France est à la fois un essai, un roman, un pamphlet… et aucun des trois ! Ecrit à 6 mains, mais d’une même plume, l’ouvrage serait paraît-il à attribuer à une espèce… d’Hydre, sorte de créature à 3 têtes et 6 jambes. Dans l’antre de L’Ogre à plumes, rencontre feutrée avec François Begaudeau, Oliver Rohé et Arno Bertina… qui sont, eux, très humains.


Zone : Etiez-vous toujours d’accord, tous les trois, lors de l’écriture ?

François Begaudeau : Non, nous n’aurions pas utilisé cette espèce de figure monstrueuse, sinon ! Et il y a un vrai ressort comique, avec cette créature à trois têtes. Dans cette espèce de monstre, il y a aussi trois regards divergents. A vrai dire, pour y insuffler plus de relief, on voulait essayer d’échapper à un « discours de l’essai ». D’où cette forme fragmentaire, et cette sorte de « moi fois trois »… La figure de l’Hydre permettait d’insister sur le fait qu’on ne voulait pas aplanir ces différences. D’ailleurs, dans l’écriture, tout partait de légères discordes. Chacun de nous trois tirait un peu l’énergie vers lui, c’était le jeu. Avec le produit fini, aujourd’hui, nous assumons tous les trois ce qui a été écrit.

Oliver Rohé : C’est la richesse du livre ! Le discours n’est pas unifié… Il y a des petits détails, et c’est ce qui est intéressant : montrer le spectre dans son intégralité.

Arno Bertina : C’est en amont du référendum, un mois avant environ, qu’on s’est mis à discuter : et l’on s’est rendu compte qu’on n’avait pas envie de voter de la même façon… Alors, d’emblée, ça nous a stimulé. Nos divergences étaient inscrites dès le début, dans ce projet.

En ce moment, les politiques se comportent un peu comme des VRP en assurance vie : on sent bien les plans de carrière ! Il y a aussi une bonne dose de mysticisme et d’élévation… Mitterand lui-même avait dit : « Je crois aux forces de l’esprit. »

Begaudeau : Il y a beaucoup trop de mysticisme sur la scène française… Les forces de l’esprit ? On s’en passerait très volontiers! La scène politique française actuelle est très religieuse, très monarchique. Mitterand à l’époque, et aujourd’hui Ségolène et sa mystique laïque… Moi, ce que je préfère, c’est qu’on parle de choses très concrètes, très matérielles, très techniques. Cela manque cruellement.

La politique doit donc rester neutre… ?

Begaudeau : Oui, et il faudrait que la scène politique française se rapproche de la scène scandinave, ou anglo-saxonne, de ce point de vue là… Dans leur politique, il n’y a pas toute cette littérature. Chez eux, la politique est très concrète : ils parlent de la vie des gens. Ils lancent aussi des programmes de grande envergure… En France, le littéraire parasite le politique. Voir pour cela nos deux figures majeures de la cinquième république : De Gaulle et Mitterand… De gaulle portait la mention « écrivain » sur sa carte d’identité. Mitterand, lui, détestait parler politique – et les journalistes se réjouissaient d’avoir parlé avec lui de Zola, ou d’autres écrivains de gauche…

Bertina : C’est vrai qu’il y a une espèce d’enflure littéraire, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec la littérature. Notre travail est donc allé en sens inverse : car tout cela est contraire à l’énergie qu’on a mis à écrire ce livre.

Rohé : Oui, on peut prendre l’exemple de Le Pen, par exemple… Il ne parle strictement de rien. Il aligne des phrases, reste très abstrait, et ça plaît !

On retrouve dans votre ouvrage l’étymologie de « banlieue » : soit le « lieu de bannissement ». Cela en dit long sur l’état d’éloignement de ces banlieues, par rapport à la capitale… Y voyez vous une raison au soulèvement, ou à cette « insurrection » de novembre 2005 ?

Bertina : Cette étymologie, on n’est bien sûr pas les premiers à la mettre en avant. Mais on a cherché à montrer, presque physiquement, ce que ça voulait dire : pour cela, on est passé par une cartographie de différents lieux, en France et ailleurs en Europe, et on a montré ce que veut dire cette distance entre la ville et "une autre ville créée en marge". Dans Le Monde, un journaliste a très justement lancé « mais pourquoi ça n’a pas brûlé à Marseille ? » L’idée est passionnante : à Marseille, au final, les cités d’or font complètement corps avec la ville. Ils se sentent « de Marseille » : car on y voit la mer et la ville ! On n’en est pas coupé charnellement, on n’a pas le sentiment d’être « relégué » quelque part. Mais si on prend l’exemple de la cité des Aubrais, à Orléans… Il faut faire 45 minutes pour aller dans le centre ville, et trouver enfin les commerces ! A Berlin, a contrario, on a intégré la banlieue au sein de la ville. Et le vécu de la population s’en est trouvé changé !

Rohé : C’est vrai qu’on pourrait se contenter de simplement gloser sur le terme de « banlieue »… Nous, on a essayé de décrire « physiquement » ce qu’on voyait. Et à partir de là, une question : comment peut-on en sortir ? Le fait même de le décrire dit bien qu’on n’a pas besoin d’aller gloser sur le terme. Il suffisait juste d’y aller, et de voir comment se présentaient les choses…

Begaudeau : … et constatant tout ça, on s’est posé la question en terme d’appréciation : jusqu’à quel point cette logique de bannissement est-elle consciente ? Crée t-on de l’exclusion par une espèce de phénomène objectif ? Ou est-ce que ça a été planifié, décidé ? Et si c’est le cas, par qui ? Par certains maires, tel ou tel gouvernement ? On s’est alors rendu compte qu’il y a des éléments objectifs, et d’autres complètement subjectifs : on peut citer l’exemple de ce tramway refusé dans telle ville, car le maire pensait que ça leur apporterait une « certaine population »… Dans cette optique, "certaines populations" seront-elles toujours culturellement exclues ? Y a-t-il une mécanique objective ? Ou est-ce une question de décision politique ? Cette dernière serait plus réjouissante, car il y aurait au moins la possibilité d’une contre décision… Et donc d’une réforme, suivie d’une amélioration. Mais le débat reste ouvert…

Bertina : La tentation de la logique paranoïaque est facile. On aurait vraiment pu rester sur cette surface un peu paranoïaque : mais le fait de marcher, d’aller sur place, et de questionner les gens… Cela nous a permit d’éviter ces écueils. Cela a permit aussi de voir des choses qui n’ont pas encore été repérées, et qui sont pourtant à l’œuvre. Du côté de la porte de Châtillon, par exemple, il existe une zone intermédiaire entre la tête de pont de la ligne 13 et le périphérique : une zone urbanistiquement délaissée… Ici, les petits immeubles d’habitations, les petits commerces, tout a été construit de manière anarchique. Et puis à la tête de pont, on a une zone très riche, construite entre 2000 et 2005, et où le prix du mètre carré est affolant. C’est donc une sorte de zone tampon pauvre, qui va exploser d’ici 5 ans : les gens qui vivent ici vont être expulsés loin de paris… Les politiques doivent prendre en charge cette question-là !

Begaudeau : Le débat portait aussi sur une affaire de mots : et en particulier sur l’expression « on exclut ». Ce fameux « on » un peu improbable qui serait en fait les « méchants », les méchants riches, les méchants dominants qui excluent… Stylistiquement, on a gommé du livre cette grammaire paranoïaque du « on ». On y a plutôt mit, et sans pour autant faire de délation : « tel maire, de telle ville, a interdit le tramway telle année… » C’est aussi une façon de calmer le jeu et l’analyse.

Parlons un peu des raisons de la colère… Beaucoup de médias ont décrit les émeutes de novembre 2005 comme une espèce de nihilisme post-adolescent. Ils ont aussi évoqué une islamisation poussée des banlieues. Vous, vous dites que ces « jeunes de banlieue » ont juste voulu déplacer vers eux le débat démocratique : Sarkozy est venu jouer sur le terrain, en mettant les pieds dans certaines cités ? Ils renvoient la balle sur le terrain politique !

Begaudeau : Oui, sauf qu’il n’y avait pas de leader, et pas l’artillerie habituelle de l’insurrection politique… Du coup, c’est la « machine à parler » qui a prit la place. Et nous, on s’en méfie. On réfute les théories parano, du genre « c’est l’Islam qui nous submerge ». A gauche, on a eu vite fait de constituer tout cela en mouvement politique, et de proposer une vision simpliste de cause à effet. La cause étant la situation sociale des banlieues, et les effets, les voitures brûlées… Dans le livre, sans forcément invalider ces hypothèses, on met en avant, dans différents fragments, ce qui à notre sens a trop peu été mis en avant. Car ces jeunes, ce sont avant tout des garçons : et cela procède surtout d’un invariant adolescent, qui consiste, en quelque sorte, à « faire les cons »... On joue au cowboy, on montre sa virilité, et c’est à qui fera l’action la plus spectaculaire, ou brûlera la voiture la plus grosse. Cet aspect-là a très peu été mis en avant. Il nous a donc semblé qu’il y avait une rectification à faire.

Rohé : L’intérêt de ramener ça à un passage obligé de l’âge adolescent, c’est précisément, en filigrane, de lutter contre des discours qui considèrent que ces gens sont des barbares. Quand Finkelkraut dit que ce sont les Noirs et les Arabes qui brûlent les bagnoles, alors que les Portugais ne l’ont pas fait, c’est considérer qu’il y a une sorte de barbarie… L’intérêt de ramener ces populations-là dans le giron du jeu adolescent traditionnel, c’est donc, par la même occasion, lutter contre l’exclusion ne serait-ce que sémantique.

Bertina : Il y a aussi une chose qui est apparue au moment du référendum : l’utilisation du mot « peuple »… A quoi cela renvoie t-il ? A quelle(s) catégorie(s) de personnes ? Dans la crise des banlieues, « le peuple le plus peuple » s’est rendu visible : et cela a complètement décontenancé ceux qui pensaient être le tenant du discours du peuple. Il y avait là une partie de la population qui n’avait pas été prise en compte par les mouvements plus institutionnels. C’était donc intéressant de voir que la crise des banlieues permettait de souligner certains points aveugles du moment du référendum. C’est aussi la raison pour laquelle on a choisi de faire tourner ces trois éléments ensemble, dans Une année en France : car même les événements tardifs, par rapport au référendum, renseignaient beaucoup sur le référendum lui-même !

On ne peut pas dire, malgré ce qui se dit, qu’il y a une « tentation nihiliste » dans ces gestes d’émeutes…

Begaudeau : Dans mon esprit, le nihilisme n’a jamais la tête d’un geste : le nihilisme, justement, c’est l’absence de geste, c’est la négation de la vie. D’un point de vue nietzschéen, le nihilisme est la rétractation face à la vie. Ici, c’est de l’énergie pure et simple, c’est de la vie ! Brûler des voitures ou des poubelles pendant six heures, toute une nuit… C’est une énergie incroyable. Je crois qu’on doit toujours préférer l’énergie, sauf débords dramatiques, à l’inertie, à l’apathie totale.

En 2006, deux insurrections se sont donc rencontrées : les manifs contre le CPE, et les jeunes de banlieue. D’où une confrontation, de fait, entre des étudiants a priori aisés, qui manifestaient pour plus de sécurité, et des jeunes de banlieue plus défavorisés…

Rohé : C’est difficile d’avoir une vision unifiée de ce qu’est le peuple… Quand on a d’un côté une jeunesse plutôt bourgeoise qui lutte contre la précarité – en face des CRS, qui sont les bourgeois par excellence –, et de l’autre, des jeunes de banlieue qui arrivent et qui perturbent cette équation là… On comprend alors qu’il est très difficile de s’arroger le peuple.

Begaudeau : Une grande partie de l’énergie du livre est d’ailleurs partie d’une phrase, pas très inquiète d’elle-même, au soir du « Non » : « c’est une victoire du peuple ! » Ça, ça procède d’une banalité intellectuelle… On a le droit de s’en réjouir, mais de là à dire que c’est une victoire du peuple… Et puis les jeunes du CPE n’étaient pas tous bourgeois : certains venaient même de banlieue. On n’a pas le vrai peuple d’un côté, et les petits bourges de l’autre ! Il y a juste une disjonction entre les deux. Est-ce que la défense d’un certain nombre d’acquis sociaux, ne va pas contre les intérêts des vrais précaires ? C’est LA question selon moi… Et la réponse est difficile.

Selon vous, le vote du référendum est-il une victoire du vote expert ? Ou une défaite ?

Rohé : Au moins, pendant trois mois, le référendum a connu une campagne à peu près aussi intense que les présidentielles d’aujourd’hui. Il a permit aux Français de se familiariser, ou d’approfondir leurs connaissances sur le droit européen : c’est déjà une victoire, en soi ! Maintenant, « vote expert » ou « vote réactionnel »… Il y a certainement eu des affects parallèles qui se sont joints à ça. Le référendum a permit, au moins, de débattre de l’Europe : chose qu’on n’avait pas faite depuis Maastricht.

Begaudeau : Au moins, il y aura eu expertise pendant la séquence, et on ne peut que s’en réjouir. Est-ce que les gens qui ont « expertisé » ont voté en tant qu’expert ? On vote surtout avec des affects, qui sont en amont de l’expertise… Et l’expertise n’a que valeur de légitimation de ses propres affects. Je préfère ça qu’un affect pur : car si on peut argumenter sur son vote, c’est mieux…

Depuis 12 ans, certains pensent que l’on voterait « contre », ou « pour ne pas », voire même « ni / ni »… Aujourd’hui, il y aurait une ouverture vers autre chose. Faut il s’en réjouir ?

Bertina : Il n’est pas certain qu’on ait forcément voté « contre » depuis douze ans… Comme le disait Montesquieu : « ce ne sont pas les hommes qui sont petits, ce sont les sujets qui sont trop grands ». Ici, c’est le cas ! Une campagne présidentielle, ça dépasse tout le monde. Il est malhonnête de dire qu’aujourd’hui on est face à des minables, alors qu’avant il y a eu des De Gaulle et des Mitterand : les deux ont été tellement contestés de leur temps ! C’est la réécriture de l’histoire : on enlève tout ce qui nous dérange et on récupère ce qui nous intéresse. Le personnel politique actuel n’est pas plus minable qu’auparavant. Je pense qu’on vote systématiquement de la même façon : on ne devrait pas dire « je vote contre Sarkozy», mais « je vote pour Ségolène ». Un vote, c’est à la fois du pour et du contre...!

Table ronde animée par Laurent Simon

Julien Canaux

Une Oeuvre à trois têtes
Begaudeau, Bertina et Rohé
Ed. Gallimard
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Last modified onsamedi, 18 avril 2009 17:40 Read 3113 times