Emmanuel Carrere DR

Limonov ou le chaos russe

Chroniques

Emmanuel Carrère dresse, via le récit de la vie trouble de l'écrivain Edouard Limonov, un portrait sensible du quotidien russe depuis la seconde guerre mondiale. Une histoire dans l'histoire, captivante.

En fils prodigue de sa mère – l'éminente russophile Hélène Carrère d'Encausse -, Emmanuel Carrère nous propose une lecture inattendue de l'histoire de la Russie depuis Staline. Son héros, comme les aime l'auteur de L'Adversaire et d'Un roman Russe, n'en est pas un : « Limonov n'est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l'underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d'un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados », se plait à résumer Emmanuel Carrère. Tout cela est vrai. C'est ce qu'on appelle une quatrième de couverture qui fait vendre. Précisons que Limonov, de son vrai nom Edouard Savenko, activiste aux allures de rock-star, auteur du Poète russe préfère les grands nègres et chef controversé du parti national-bolchévique, entend toujours se présenter aux présidentielles de 2012 contre Vladimir Poutine. Et cela devient autrement plus intéressant.

Entre bourreaux et victimes

Passons l'ambiguïté du personnage, fasciste pourfendeur d'une démocratie qui n'en a que le nom. Comme Carrère le dit lui-même : « C'est une règle sinistre mais rarement démentie que les rôles s'échangent entre bourreaux et victimes. Il faut s'adapter vite, et n'être pas facilement dégoûté, pour se tenir toujours du côté des secondes. » Alors Limonov, anarchiste en puissance mais (à sa décharge) chef de guerre raté, est un fil rouge tout indiqué pour parcourir l'histoire tourmentée de l'URSS puis de la Russie, de la naissance de notre anti-héros en 1943 sous Staline jusqu'à sa dernière rencontre avec son « biographe » Emmanuel Carrère, en 2009. Entre les deux, nous verrons qu'« un apprenti poète, dans une cité industrielle d'Ukraine, n'est pas plus déplacé qu'un apprenti rappeur en banlieue parisienne aujourd'hui ». Et que c'est sa prose qui a permis au jeune Eddy de gagner le cœur de l'union soviétique, Moscou, avec en tête des rêves bien plus foutraques que ceux des trois sœurs de Tchekov un siècle avant lui. On y croise le poète Joseph brodsky, Tarkovski père et jusqu'à l'ombre de la russe amoureuse d'Aragon, Elsa Triolet. On y invoque Mandelstam et Tsvetaeva disparus, dans un empire qui fut (symboliquement du moins) renversé par les livres de Soljénitsyne contant son expérience du Goulag. Puis on suit Limonov dans les bas fonds new-yorkais, jetant une lumière crue sur ses compatriotes émigrés : « À Moscou ou Léningrad, ils étaient poètes, peintres, musiciens, de vaillants under qui se tenaient chaud dans leurs cuisines, et maintenant, à New-York, ils sont plongeurs, peintres en bâtiment ». On le suit dans le Paris des années 80, en icône punk flanqué d'une sublime nymphomane, chroniqueur à l'Idiot International de Jean-Edern Allier. Puis en Serbie, en pitoyable fou de guerre, contre les croates.

De Gorbatchev à Poutine

Côté russe, l'histoire a suivi son cour. La chute de l'URSS sous un Gorbatchev mou, Eltsine et l'ouverture à l'économie de marché (la « thérapie de choc »), son million d'oligarques gras pour « 150 millions de clampins plongés dans la misère ». Puis le revirement. Pas celui de Limonov, fini en chef de gang branchouille déposé au fond d'un bunker moscovite. Mais celui de l'actuel premier ministre russe Vladimir Poutine, duquel l'auteur ose dire que « si l'on examine sa vie, on a la troublante impression de se trouver devant un double d'Edouard ». Une petite frappe grandie dans le culte de sa patrie, qui « affirme encore aujourd'hui que la fin de l'empire a été la plus grande catastrophe du Xxe siècle ». Vladimir Poutine, mis en selle par une oligarchie depuis vertement neutralisée, dirige la Russie d'une main de fer depuis la démission d'Eltsine en 2000. Et les Russes, qui en ont vu d'autres, comme le raconte si bien Limonov, en redemandent.

Limonov
Emmanuel Carrere
Ed. POL
496 p. - 20 euros 

Last modified onlundi, 31 octobre 2011 11:48 Read 2525 times