Minard, la singularité

Portraits
Romancière totale, de l’angström à l’éon, Céline Minard n’a pas seulement du style, mais du panache. Du premier au Dernier monde, et parmi toutes les dimensions intermédiaires…

« Je ne suis nulle part », dit Céline Minard, avec un rien de fierté dans la voix. Fierté d’avoir pondu l’un des romans les plus ambitieux de ces dernières années, « l’histoire de l’humanité depuis le quaternaire jusqu’à aujourd’hui », selon sa propre définition. Fierté aussi d’avoir allongé 99 % de la critique française sous les 514 pages de son Dernier Homme : trois pages dans Libération, deux dans les Inrockuptibles… Le buzz bourdonne et elle, pas bégueule, tourne et retourne les compliments sur son style avec un bagout franco de port, en déployant un grand rire. « La presse prend beaucoup d’espace, c’est à double tranchant », nuance-t-elle. Ex-libraire, elle n’est pas dupe de l’emballement médiatique mais ne le boude pas pour autant. Un peu de reconnaissance est toujours bon à prendre, surtout que sa littérature laisse peu de place à des activités mieux rémunérées, comme elle l’avoue tout de go. Celle que l’on nous présentait comme « wild » et que les photos montrait comme un moine-soldat de la littérature révèle en fait une passionnée souriante, à la fois hermétique et déroutante. Déjà trois ouvrages au compteur et autant d’incompréhensions : "oui", La manadologie, son précédent roman, était de la science-fiction, et "non", Le Dernier homme n’en est pas s’échine-t-elle à expliquer aux journalistes inattentifs.

Mise au point sur l’infini
« Nulle part », effectivement ou plutôt entre deux… A leur décharge, le pitch simplissime de son dernier opus – un cosmonaute revenu sur Terre se rend compte qu’il en est le dernier homme – cache un propos touffu et mystique, glissant comme une savonnette. Survival book ? Pas vraiment, aucun danger ne guette réellement Jaume Roiq Stevens, le héros de Minard. Le début, très "techno-thriller" à l’américaine, n’est également qu’une fausse piste. Il ne faut garder de cette intuition que l’extrême documentation qu’a utilisé Céline Minard : trois ans de recherches, et que du livresque. Le dernier monde - et non Le dernier homme, titre préempté par Margaret Atwood et Mary Shelley - inaugure plutôt le genre du roman de survivance intellectuelle. Comment subsister seul et sans sudokus? Jaume Roiq Stevens en a une petite idée : il faut s’inventer une mission et des compagnons. La mission est simple : nettoyer « la station Terre ». Et en premier lieu, lui retirer ses barrages : en une vision très « gaïenne », il va débarrasser la circulation terrestre de ses caillots. Il descendra entre autres à coup de missiles le plus grand d’entre tous : celui des Trois gorges, en Chine, en une orgie incroyable. De l'über-sexe, jamais lu ailleurs. Pour le grand ménage qu’entreprend le dernier homme, tous les moyens sont bons, et surtout les plus inouïs.
Précise comme un microtome, Céline Minard va jusqu’à décortiquer des reproductions l’Apache AH64-D, hélicoptère de combat de l’armée américaine qu’utilise son héros, sorte de joujou de mort parfaite, bardé de lance-roquettes comme dans un rêve de sale gosse. Le diable est dans les détails, le talent aussi. « Si j’ai besoin d’un hélico dans mon livre, ça ne peut pas être pas être n’importe lequel. Et une fois que je l’ai trouvé je dois en plus savoir comment on le pilote ». Chaque page est une fractale HD, forte de dizaines de millions de pixels, précise quelque soit l’échelle à laquelle on la regarde, ce qui lui permet des effets de zooms et dézooms vertigineux, du submoléculaire au cosmogonique, en passant par le plus important : l’humain, corps et esprit. « J’ai une excellente vue, j’adore la précision », dit-elle. Et de citer Le pèlerinage à Cythère de Watteau, à la fois acéré et fantomatique, en idéal pictural. A la lecture du Dernier monde, on ne peut pas s’empêcher de penser non plus à un mélange de Jérôme Bosch, pour la finesse du trait, et de « Où est Charlie ? », pour la profusion.

Un pavé dans l’univers
Le discours de Minard a les mêmes fulgurances étranges que ses romans, à la fois totalement libre et ultra-référencé. Avec sa dégaine de roadie, elle peut dire « putain » et « diverticule » dans la même phrase et se permet dans La manadologie (Editions MF) de détourner Leibniz, quitte à tomber dans la beauté amphigourique. Mais ça elle s’en branle. « Ce n’est pas grave que les gens ne comprennent pas tout, on peut aussi se laisser porter par la poétique du mot », dit-elle tout naturellement en roulant une clope. Puisqu’on insiste à catégoriser, il suffit de jeter un coup d’œil au quatrième de couverture de La manadologie, tout y est, en un mot, un seul : le Dichtung. Définition : « mot allemand(…) signifiant tout à la fois littérature, poésie, fiction, invention, affabulation. Monde fictif, élaboration d’un espace irréel aussi véridique que la réalité concrète, univers imaginaire, construit et clos sur lui-même, qui n’est pas l’opposé du monde sensible mais son condensé ». L’univers en condensé ? On n’est pas loin du trou noir, cette singularité qui aspire à lui toute matière autour, avant de la recracher en un mythique « trou blanc », source de toute chose. La transition est facile jusqu’à son dernier opus, presqu’insoutenable d’exhaustivité. « Je me suis fait peur, avoue-t-elle d’un air gourmand, je voulais que Le dernier monde brasse toute l’histoire humaine ». Ramenée sous l’horizon, Céline Minard se laisse peu à peu griser, vin aidant. Et après un dernier accès de timidité, finit par monter sur la table pendant la séance photo, revenue une fois pour toute dans notre monde. Le seul à sa disposition dans l’instant.

Laurent Simon

Photo: Sebastien Dolidon

Laurent Simon

Le dernier monde
Céline Minard
Ed.
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Last modified ondimanche, 19 avril 2009 23:46 Read 4319 times
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