Rencontre avec Aleksandar Hemon

Interviews
Les critiques françaises ont été très élogieuses à l'égard de votre livre, en le saluant comme un texte avant-gardiste. Vous considérez-vous comme une avant-garde ? Et avant-garde de quoi ? Quelle est votre généalogie littéraire, les auteurs dont vous vous sentez proche ?

Les critiques françaises ont été très généreuses ! Je ne me vois personnellement pas comme quelqu'un qui est en avance sur son temps, comme un avant-gardiste ; que veut dire au juste ce terme ? Si l'on parle du concept de l'écrivain " visionnaire ", il me laisse douteux. Je pense simplement que l'écrivain doit se positionner aux confluents de différentes forces culturelles, politiques et linguistiques ; au centre - ou du moins le plus proche possible - du constant renouvellement que représente l'Histoire. Mais arriver à ce positionnement n'est parfois qu'une question de (mauvaise) chance, de hasard… Par contre, si l'on considère que l'avant-gardiste est celui qui interroge les idées prédominantes et remet en question la complaisance des genres littéraires bien établis, il est certain que c'est cette démarche que je poursuis.

Danilo Kis est mon maître à penser en littérature. C'est en lisant son oeuvre que j'ai pris conscience des responsabilités qui échouent à l'écrivain sur le plan Historique. L'écrivain Bosniaque Semezdin Mehmedinovic (Sarajevo Blues), qui habite actuellement Washington DC, m'est également très proche, c'est un bon ami, et nos centres d'intérêt intellectuels communs sont nombreux. Je suis aussi ami de Nathan Englander, talentueux auteur qui vit en Israël, véritable carrefour de violentes puissances historiques, et dont nous parlons évidemment souvent. Concernant la généalogie littéraire : Nabokov, Kafka, Bruno Shulz, Isaak Babel, James Joyce, Flaubert, Proust.

Quel était votre projet de départ en écrivant ce livre ?

Tout simplement écrire des histoires, et une à la fois. Ecrire est un moyen de compréhension, une voie d'analyse ; j'écris pour comprendre. Initialement je n'avais pas prévu de faire un livre, je cherchais juste à créer ces grilles de compréhension évoquées via un assemblage de récits qui présentent des interrogations aussi bien qu'ils m'offrent des réponses. Le résultat final ne m'a pas vraiment surpris, je savais ce que je faisais et où j'allais ; mais j'ai été surpris du succès de ce résultat. En partie parce que je n'avais pas une grande expérience de la manière dont fonctionne l'industrie littéraire occidentale, et parce que je suis aussi contaminé par le virus Bosniaque : le pessimisme. Vous ne vous préparez qu'aux mauvaises nouvelles, et si elles n'arrivent pas vous êtes vraiment perplexe.

Votre livre est un recueil d'histoires multiples, autonomes, voire hétérogènes. Quel était l'objectif de cette narration multiple ? Peut-on y voir un miroir des déchirures que vit actuellement votre pays, des ruptures ethniques qui l'ont conduit au chaos ?

La structure du livre n'a pas de rapport direct avec le déchirement yougoslave, que je ne considère plus depuis longtemps comme mon pays - je suis Bosniaque. La trame fragmentée n'est qu'une forme artistique bien connue de la narration, dont on voit des exemples dans beaucoup d'autres oeuvres : la Bible, Ulysse… Cette structure m'est venue spontanément, en raison de ce sentiment que je décrivais auparavant : cette nécessité pour l'écrivain d'être au confluents de forces diverses, d'entendre et de pouvoir s'exprimer simultanément en différentes voix. Une position narrative plus simple, ancrée et plus stable, donc moins sujette au questionnement, implique selon moi un savoir plus restreint, plus limité. Mon approche y est opposée : le savoir naît et évolue grâce à des situations d'échange, de mouvement, où l'écrivain ne peut être figé et surtout pas vis-à-vis de son lecteur. L'écrivain et son lecteur devraient parvenir à une situation de consensus, à un rapprochement via le partage intellectuel. Le savoir existe bel et bien à travers une mise en commun, une " pratique " de l'autre ; et l'écrivain, qui fait toujours face à cet autre, doit initier ce processus d'élargissement intellectuel.

Quel est le rapport entre l'expérience de l'émigration et l'acte d'écrire ? Etes-vous porteur d'un message, en tant qu'émigré ?

L'écrivain est déjà en tant que tel un migrateur, de par les différentes positions qu'il occupe dans le domaine Historique, et étant ce voyageur qui ignore tout type de frontière. Dans ce monde marqué par la migration du travail et par la perpétuelle recomposition des frontières géographiques, les immigrants, émigrés et réfugiés sont précisément les gens qui se trouvent aux carrefours dont je parlais - souvent contre leur gré. En ce sens, ce sont leurs histoires qui ont besoin d'être contées et recontées, plutôt que les mythes obsolètes qui représentent le gros des littératures nationales. Nombreux sont les auteurs émigrés qui ont offert ces témoignages capitaux, qui les offrent toujours et qui continueront à les offrir - ma position n'est donc pas très originale, quoi que mon témoignage ne constitue pas non plus un échantillon représentatif de l'émigration en général ou de l'émigration Bosniaque en particulier. J'ai juste été capable d'exprimer certaines choses, de soulever des questions, et j'espère continuer dans cette voie encore longtemps.

Le titre de votre livre a été l'objet d'une polémique, en français son titre est De l'esprit chez les abrutis et n'a strictement rien à voir avec le titre original. Etiez-vous d'accord ? Comment expliquez-vous cette traduction, étiez-vous à son origine ? Souhaitiez-vous exprimer quelque chose d'autre, ou souligner certains caractères de votre histoire ?

J'étais tout à fait d'accord avec le changement de titre, qui est né d'une suggestion de mon éditeur français. Je ne suis pas sûr de comprendre clairement en quoi ce changement lui semblait nécessaire, mais j'ai une entière confiance en son jugement. Même si mon titre préféré est et restera toujours l'original The question of Bruno…

Vous qui venez de Bosnie, pourquoi le choix de venir vivre à Chicago ? L'ambition de revenir un jour vers vos origines ? Avez vous adopté votre pays d'adoption ?

Je suis né et ai été élevé à Sarajevo, jusqu'à ce qui devait être une courte visite aux Etats-Unis. C'est alors que la guerre en Bosnie a éclaté ; j'étais à Chicago chez un ami, et j'y suis donc resté. Je n'avais pas vraiment le choix, mais je suis très heureux de m'être retrouvé ici. Je ne reviendrai pas vivre en Bosnie, même si je retourne plusieurs fois par an à Sarajevo. Ma soeur y est pour le moment, mais devrait revenir aux Etats-Unis bientôt. J'ai encore beaucoup d'amis et de membres de ma famille en Bosnie, avec lesquels je suis toujours en contact. J'écris également une colonne deux fois par semaine pour un magazine de Sarajevo appelé bh dani. Chicago est ma ville d'adoption, mais malgré ma citoyenneté américaine, je n'ai pas adopté les Etats-Unis pour tout ce qu'ils représentent ; ce qui est américain n'est absolument pas bon simplement parce que c'est américain. Cette société est un organisme compliqué et qui présente des ressorts auxquels je ne peux adhérer. Le puritanisme et l'égoïsme ambiants me dérangent. Je ne peux non plus accepter ce conservatisme réactionnaire et pathologique caractéristique de la droite américaine, et surtout de la droite chrétienne. L'administration Bush est pratiquement une dictature de l'extrême droite républicaine. Toute forme de nationalisme m'est insupportable, et jamais je ne pourrais considérer George W. Bush comme mon Président ; sa stupidité est de plus bien trop visible et embarrassante… D'un autre côté, cette si complexe Amérique est un pays intellectuellement très riche, doté d'une culture qui a engendré le jazz et les meilleurs films qu'il m'ait été donné de voir. N'a-t-elle pas vu naître un Miles Davis, un Saul Below, un Howard Hawks, un Spike Lee ? N'a-t-elle pas permis à de nombreux d'émigrés d'exprimer leur talent ? L'Amérique est un endroit incroyablement vivant et vibrant, bouillonnant exemple de tous les foisonnements du monde - à la fois culturels et conflictuels...

Où en est aujourd'hui votre travail ? D'autres projets que l'écriture ?

Je suis à la moitié de mon prochain livre. Parlant d'autres choses, je suis passionné de football, et j'ai quelques ambitions cinématographiques… Mais rien ne sera plus jamais important à mes yeux que mon écriture.



Florian Zeller


Aleksandar Hemon
Ed.
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Last modified onmardi, 21 avril 2009 23:22 Read 3523 times