Dantec : le cantique du quantique

Interviews
Zone prépare les sutures à la rencontre de Maurice G. Dantec,
artiste du cicatriciel. Des plaies, l’ex-enfant terrible de la
littérature française en a, lui qui est devenu, le temps d’un
hoquet électronique, la bête noire de son éditeur et la peste
brune du Monde, de Libération et des
Inrockuptibles réunis. La potence dressée pour
l’occasion ne doit pas cacher la forêt des connaissances dans
laquelle l’auteur du prismatique Villa vortex et des
contendantes Racines du mal déambule avec une acuité
certaine. Son dernier opus Cosmos incorporated, précis
de transcendance à l’usage des générations futures, ne jure
pas dans une œuvre qui a emprunté depuis babylon
babies
les continuums de l’anticipation. Cosmos Inc.
présente une post-humanité réglée par des horizons
électroniques : la Métastructure de contrôle, dont Internet est
l’embryon. « Un monde pour tous et un Dieu pour chacun »,
statue l’Unimanité, laissant l’homme seul face à une identité qui
n’est plus qu’un listing biométrique long comme le bras, plat
comme la mort. Seul accroc à cette horizontalité : le héros,
Serguei Plotkine, mi-homme mi fiction, venu à ce monde dans la
peau d’un tueur d’une mafia russe. Cosmos Inc. est
aussi l’histoire d’une genèse et d’une fin, celle de la technique
qui a mené l’humanité à son point de bascule.
Dantec, lui, a déjà basculé. France, terre d’écueils : l’écrivain et
le penseur politique qu’il est devenu depuis les Théâtre des
opérations
le poussent maintenant à parfaire un exil
québecquois déjà esquissé en 1998. Et l’homme quitte sa base
arrière comme un missile son silo : avec une grande gerbe de
flamme, parfaitement directive et incandescente. « Ipse vos
baptizabit in spiritu sanctu et igni ». L’homme, les hommes, les
dieux, les machines, les sciences… « Input ».

Vous vous envolez demain (le 23 septembre, ndlr) pour le
Canada, après avoir fait vos adieux à la France, le 10 Septembre
dernier, devant une Cigale bondée de vos fans et de vos
zélateurs. Que laissez-vous derrière ?


Je laisse évidemment la France, mon pays natal. Je laisse
l’Europe qui aurait pu être le destin de la France. Mais ce n’est
visiblement pas la voie qu’elle a choisie. Je laisse aussi des
proches, des amis, de la famille. Il y a déjà eu l’immigration il y a
sept ans, mais il y a là en plus un acte de rupture. Ca coïncidait
aussi avec la nécessité de ne plus entrer dans la machine
faussement authentique tel qu’elle s’est constituée entre
l’écrivain et les lecteurs, sous la forme de la fameuse séance
rituelle de dédicace en librairie ou dans un salon littéraire. La
Cigale, c’est à la fois un début et une fin : à partir de maintenant,
à part de courts raids ou commandos, des entrevues à Paris,
ma présence publique et physique en France sera réduite à
zéro.

Est-ce un acte littéraire ou politique ?

Les deux ! C’est la position de la France par rapport à la guerre
en Irak et de manière plus générale, depuis de fort nombreuses
années, l’intégralité de la politique étrangère française qui
consiste à se mettre systématiquement en travers de la
politique américaine. C’est aussi l’antisionisme –qui est pour
moi un antisémitisme déguisé- qui ravage toute les tendances
politiques actuelles. Je me suis défini comme sioniste –même
si je en suis pas juif, ça a peu à voir-. Les juifs ont droit à vivre
sur leur terre tel que le Dieu des juifs et des chrétiens leur a
donné.

Vous avez traversé une période de turbulence politique liée
à la publication des mails que vous avez adressés au Bloc
identitaire. Votre départ de Gallimard est il lié ?


Oui, ce serait jésuitique de leur part de soutenir le contraire. Ils
ont refusé sans la moindre discussion la parution du Théâtre
des opérations
que j’avais mis un an à écrire, en me disant :
« N’y voyez aucun rapport ». Il y a le poids de la tutelle juridique
dans ce pays : j’aurais eu droit soi-disant à 100 procès si on le
publiait tel quel. La liberté d’expression commence à être de
plus en plus réduite en France. Chez Flammarion, j’ai accepté
que tout ce qui relève d’un procès soit « caviardé », en mettant
des barres noires. C’est la seule concession que j’aurais fait. Y
compris chez Albin Michel, je veux bien transiger sur deux ou
trois locutions mais pas sur le fond. Mes e-mails au bloc
identitaire était très clairs : je suis en total désaccord avec leur
corpus politique. Ce n’est pas de ma faute si les politiciens
laissent l’extrême-droite soulever les problèmes posés par des
politiques migratoires non contrôlées ou plutôt contrôlées par
un sens uniquement marchand. Il suffit de franchir le
périphérique pour se rendre compte qu’on arpente un monde
qui n’est pas celui qu’ont voulu mes parents. J’ai expliqué à
plusieurs reprises que j’avais certainement utilisé un langage
un peu trop violent quand j’ai parlé des « bêtes sauvages ».
Mais il faut replacer ça dans le contexte : je lisais dans la presse
des rapports sur les tournantes, des lapidations de jeunes
femmes… Je me disais c’est ce qui se passe en Inde, quand
les jeunes femmes se font vitrioler ! Je ne fais pas de
généralités, même si on m’a prêté ces opinions. Je dénie à
quiconque le droit de penser à ma place.

D’une littérature alchimique, faite de polar noir et de
cyberpunk à l’œuvre dans la sirène rouge et les
Racines du mal ou dans Là où tombent les anges,
votre style a évolué vers des thèmes plus proches de
l’anticipation sociale et géopolitique, dont les deux tomes du
théâtre des Opérations sont le substrat et Villa vortex le
précipité romanesque… Pourquoi ce big-bang ? La condition
d’enfant terrible de la littérature française ne vous suffisait pas
?


(sourire) C’est une volonté consciente qui a commencé au
moment de l’exil, de la « déterritorialisation ». Les six mille
kilomètres franchis depuis la France ont aidé : soudainement
j’ai arrêté d’écrire des romans pendant deux ans pour
commencer le Théâtre des opérations. La rupture s’est
alors produite : en faisant ces essais s’est imposé l’idée de
transmuter ma propre littérature telle qu’elle s’était arrêté à
Babylon babies. J’ai compris qu’on ne pouvait construire
une œuvre qu’en détruisant le temple précédent. Chaque livre
se conçoit comme un monde qui va digérer son prédécesseur,
le transmuter. En reprendre certains ingrédients mais en les
plaçant dans une toute autre perspective. Ce qui n’était pas
volontaire, c’était le résultat. Le fait de percer un canal vers ce
qui n’avait été qu’effleuré et lui ouvrir pleinement la voie donnait
sur l’inconnu : ça a été Villa Vortex. Un roman qui, malgré
l’exil, revient au point zéro : la France et la décennie qui sépare
la chute du mur de Berlin des attentats du 11 Septembre. A partir
de là, le retour sur le nouveau monde s’opère et la perspective
sur l’avenir s’ouvre.

Le fond est indissociable de la forme chez vous, en une
conception très organique de l’écriture : un squelette pour le
maintien, des organes pour avancer, une peau pour
habiller…


Je suis un maniaque de la cohérence : dans Villa vortex,
je voulais faire un espèce d’ultime roman noir sur la
désagrégation socio-politique de la France et pour ce faire, je
m’appuyais sur de nombreux ouvrages théoriques comme « la
structure absolue » de Raymond Abellio. Le roman épouse
complètement ses fondements intellectuels. Si Abellio a réglé
chaque micropoint de Villa vortex, c’était aussi une
manière de statuer sur le totalitarisme. C’est pour ça que c’était
un roman sans doute difficile dans la forme. Cosmos Inc.
a aussi été considéré comme un roman difficile mais j’ai été
moins rigide. Il y avait la volonté dans Cosmos inc de
remettre une colonne vertébrale. Villa vortex ressemble
plus à une pieuvre, à une amibe, quelque chose de liquide, c’est
pour ça que je conçois qu’il n’ait pas été reçu facilement. Dans
Cosmos Inc., j’ai essayé de redresser tout ça et de
structurer J’ai été toujours très vigilant dans sur la liaison entre
le fond et la forme mais en partant du cœur de la machine. C’est
pour ça que les cinq premières pages sont dures, je partais du
langage machine. Question de cohérence : c’est le moment où
le héros –qui n’est pas vraiment un humain à plus d’un titre- se
configure à l’intérieur du scanner de sécurité de l’aéroport. Vu
que c’est un livre qui statue sur la fin de la technique, il fallait
aussi que je statue sur sa genèse, en partant donc du langage
machine, de son cœur. C’est comme une face nord pleine poire
dès le début de l’ascension, on attaque un mur de glace.

Ce corps que vous investissez pour écrire, c’est un peu le
votre : la description des 99 boites identitaires qui structurent
l’enfant machine, un des personnages du roman, vous décrivent
bien aussi : Nine Inch nails, Marilyn Manson…


Oui, absolument. Vu que ce moment est le trou noir de la
narration, c’est le point de contact avec le narrateur. Je ne peux
pas dire que c’est moi mais c’est en tous cas c’est une interface
entre moi et le livre. Tout comme Plotkine d’ailleurs, c’est pour
ça qu’il a ces flashs de musique, il ne sait pas d’où ils viennent.
Qui lui a implanté ? C’est celui qui a écrit le livre. Je ne fabrique
pas vraiment mes personnages ils se construisent à travers
moi et je les laisse se construire à travers moi. Je ne suis qu’un
instrument qui raconte.

Cosmos Inc. est construit autour d’une théorie de la
technique qui vous a été soufflée en grande partie par Gunther
Anders, un penseur d’après-guerre. La question est simple : en
insufflant à la société ce qu’elle a de froide et de machinique,
les nazis ont ils gagné la guerre ?


J’en parle dans un de mes livres, où je fais dire à un de mes
personnages que les nazis ou plutôt le nazisme, ont perdu la
guerre pour mieux gagner le monde, d’une manière
étrangement paradoxale. Mais le nazisme n’est qu’un
syndrome, une espèce de syncrétisme fait de nationalisme, de
racisme, de bolchevisme, de terrorisme et d’antisémitisme
radical. Tous ces ingrédients étaient présents dans les partis
politiques au XIXème siècle, à des degrés divers. Il suffisait d’un
type suffisamment diabolique, capable d’en faire une synthèse «
pratique », pour faire du XXème ce qui il a été. On a atteint à
Auschwitz un anticlimax mais il ne faut pas oublier ses
comparses : le goulag soviétique ou le Laogaï chinois. Ils sont
également constitutifs du XXème siècle. C’est pour ça que dans
Cosmos Inc, le héros Plotkine est « l’homme du camp »,
et que je décris des camps de concentration sanitaires liés à
des pandémies virales que les agences de gouvernance
internationale contrôlent ainsi. Des sortes de ville fermées,
mises en quarantaine indéfinie. Parce que c’est un des legs du
XXème qu’on aura à gérer dans le futur.

Dans sa théorie de la technique, Anders décrit un
glissement progressif vers la « honte prométhéenne », pour
décrire notre insuffisance comparée à la perfection de nos
machines. Où l’homme en est il ?


On y est déjà. On va même passer au moment d’après,
qu’Anders ne pouvait pas encore entrevoir en 1950 mais que
certains auteurs de science-fiction ont discerné : la suprématie
de la technique. Mais bizarrement, la suprématie de la technique
impliquant la fin de l’homme va aussi impliquer la fin de la
technique. Elle va se heurter à son propre mur. C’est le
paradigme de Cosmos Inc. A ce moment là, même
certaines analyses prospectives des années 70 ou 80, reprises
par les auteurs de science-fiction, comme la surpopulation vont
changer. A cela va se substituer la dénatalité, à cause des
guerres, par exemple.

Beaucoup considèrent la littérature comme une
échappatoire, la votre est un accès à la réalité, la différence est
grande…


Nous vivons précisément dans une grande simulation ou plutôt
dans un grand simulateur depuis un siècle. Le travail de
l’écrivain est de faire accéder le cerveau du lecteur au réel ; le
réel étant ce qui n’est pas visible, ce qui se cache sous la
prétendue réalité, qui n’est qu’une série –un réseau,
maintenant- d’illusion. Pour cela, j’emprunte à la technologie
son histoire et son langage. Si je fais un livre sur la technique
monde, je ne peux pas m’en passer. Ballard disait déjà en 1975
: « l’écrivain d’aujourd’hui a le choix : utiliser le langage de la
technologie ou se taire ». Trente ans plus tard, je n’innove pas
beaucoup en fait.

Cosmos Incorporated, c’est le cosmos entrepris par
le capitalisme à partir de Grande Junction, où sont vendus des
tickets vers l’orbite terrestre, ou au contraire le cosmos «
incorporé », l’espace vacant entre l’âme et le corps où s’insère
la transcendance ?


Le lecteur est libre d’interpréter les choses comme il le
souhaite, mais les deux approches sont de toutes façons
coalescentes. Ca va de pair.

En vous lisant, on ne peut pas s’empêcher de penser à
Houellebecq, autre écrivain qui travaille dans l’hyperréel et la
post-humanité...


Ca n’arrête jamais (rires)

La rime –Dantec/Houellebecq- ne doit pas aider…

Je n’ai pas lu son dernier, j’ai trop de choses à faire pour
promouvoir le mien. Mais tout ce que je ai lu de lui jusqu’à
Lanzarote me fait dire que si on a un rapport, il faudrait
évoquer une figure géométrique pour l’expliquer : une
perpendiculaire. Il y a un point d’intersection mais on n’agit pas
dans la même direction. Dans une croix, il serait Nord Sud, je
serais Est Ouest. Houellebecq est l’ultime écrivain nihiliste. Le
fait d’assumer son nihilisme lui donne le droit de parler de
parler de celui de la société toute entière. Il l’est d’une manière
radicale et toute sa littérature en est l’expression formelle. Du
coup il touche la membrane de la vérité. Mais peut-être serais
tenté de dire qu’il ne la traverse pas. Plateforme était le
titre adéquat, c’est un écrivain de l’horizontalité absolue.

Alors que vous essayez de réinventer une verticalité ?

Absolument. Nos chemins se croisent donc sur ce moment du
nihilisme. Il fait le tour de la membrane et en établit la topologie
alors que moi j’ai déjà fait ce travail. Je veux maintenant la
percer, et si possible par le haut. (rires)

Vous considérez la narration comme une immanence, c’est
donc vous donner le rôle d’un Dieu !


Hé oui ! J’ai été confronté au problème dès le début du roman.
Je me souvenais d’une phrase de Mauriac –un auteur que je
n’apprécie que très moyennement- qui disait que nous étions
des faux dieux. C’est parce que je crois que Mauriac était dans
un monopsychisme littéraire. Il fait partie de cette tradition
d’écrivain qui savent très exactement ce que leurs personnages
sont, vont devenir, ont été avant même qu’ils commencent
l’écriture. Alors que dans Cosmos Inc., Plotkine surgit du
livre tout comme l’enfant machine dont je n’avais absolument
pas prévu l’existence. D’ailleurs je n’avais prévu aucun des
personnages, je n’avais que le monde, il fallait que je le
remplisse. C’est pour ça que l’écriture a pris 9 ou 10 mois de
façon très intensive, presque monastique.

Vous avez été baptisé il y a 18 mois, c’est l’expression de
cette volonté de transcendance ?


A un moment de mon travail, il m’est apparu la nécessité d’être
en accord avec la foi que j’avais. Passer à l’acte : de la virtualité
à l’actualisation. Le baptême était évidemment une nécessité
étant donné que c’est la foi catholique qui est pour moi dans la
vérité.

Dans l’opposition actuelle entre Islam et christianisme, Il ne
s’agit pas de choisir son camp ?


Non, pas du tout. La foi en Jésus Christ ne s’exprime pas en
ces termes. Sinon peut-être dans le fait de tracer une limite
entre l’homme et sa fin. Si vous vous faites baptiser catholique
pour des raisons politiques, vous vous êtes trompé d’église. Ca
n’a rien à voir avec des problématiques temporelles. Ce qui ne
veut pas dire que votre foi n’ait pas d’influence sur certaines
opinions que vous pourriez avoir sur le plan politique. Le grand
Djihad tel qu’il a probablement commencé le 11 Septembre
2001 risque de durer quelques décennies et risque d’aller en
s’amplifiant, peut-être même sous forme de grands conflits
intercontinentaux, de guerres civiles, la mort plus ou moins
planifié des Etat-Nations et leur remplacement par de grandes
agences ou des Métastructures de contrôle cybernétique dont je
parle dans Cosmos Inc.

Dont Internet serait l’ancêtre ?

Internet fait partie de l’ADN de cette Métastructure. Elle est
connectée directement au corps et aux cerveaux humains,
comme la matrice de William Gibson ou la Matrix des
frères Wachowsky. Le problème n’est pas tant la machine elle
même que le fait que l’homme ne soit pas à la hauteur de ses
créatures, elles sont trop parfaites. Nous n’avons pas su faire le
pas nécessaire pour les rattraper. Cela nécessitait un effort trop
grand pour l’humanité du XXème siècle. Nous avons déjà eu la
bombe, les ordinateurs. Tout est en place pour la Métastructure
que je décris dans Cosmos, jusqu’à la surveillance des
fonctions vitales, la biométrie généralisée. C’est devenu
inéluctable. Y échapper demandait un « effort » comme disait
Heidegger, qui n’a pas été produit. Du coup nous nous faisons
dépasser par nos productions. La « pente prométhéenne »
d’Anders est là. On est dedans, nous ne nous arrêterons pas.

Laurent Simon


Maurice G. Dantec
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Last modified onmardi, 09 juin 2009 19:34 Read 5274 times