Pauline Klein
Pauline Klein DR

La vie des autres

Chroniques

Deux ans après son entrée en littérature avec Alice Kahn, Pauline Klein semble toujours aussi rétive à la réalité - du moins à la façon dont les gens, dans leur majorité, la vivent et se l'approprient. Raison de plus pour tirer de ce désarroi une nouvelle variation fictionnelle, toujours aussi fine, décalée et inventive, sur la malléabilité du quotidien.

Découverte en 2010 avec Alice Kahn, on l'avait laissé velléitaire (faussement ?), hésitante quant à la tournure et la teneur à donner à la suite de son travail. Pas très inquiets quant à la potentielle inaction dans laquelle elle aurait pu sombrer après l'excitation résultant d'une première publication, tant elle semblait déborder d'imagination et d'inventivité. Toutefois, le doute subsistait quant au domaine dans lequel elle s'investirait. Artistique à coup sûr, mais pas forcément littéraire ainsi qu'elle l'avait laissé entendre. On ne doute d'ailleurs pas qu'elle ait entre temps investi, plus ou moins à leur insu, les scènes contemporaines des galeries et les salles de certains musées.

La voici malgré tout de retour à l'écriture, pour notre plus grand bonheur, avec Fermer l'œil de la nuit. Il n'est pourtant pas question de dormir dans ce court récit-texte-fiction (toujours aussi difficile à catégoriser et par là même d'autant plus réjouissant et rafraichissant). L'héroïne, aussi excentrique et farfelue que son poste chez Pôle-emploi pourrait à première vue sembler terne, fait au contraire preuve d'une acuité sans pareille. L'œil et l'oreille toujours en éveil, frôlant l'atteinte à la vie privée et le voyeurisme, elle ne perd ainsi pas une miette de l'évolution de la relation de ses voisins du dessus, dont elle s'est mis en tête de suivre l'existence, s'y immisçant, voire se l'appropriant chaque jour davantage grâce à un subtil double-jeu.

Car plutôt que de jouer le rôle qui lui a été attribué dans la vie, la jeune femme s'ingénie à jouer ceux des autres. Travailler chez Pôle emploi lui offre à cet égard un creuset d'inspiration sans fond. Pas de meilleur endroit pour se familiariser, s'approprier à loisir les modes de vie et les tics de chaque profession. La vie serait-elle donc si grise qu'il faudrait passer son temps à la fuir, la contourner pour couper court à l'ennui ?...

Fuir, là-bas fuir...

Sous la plume de Pauline Klein, le quotidien, tel qu'il est régi par les contraintes et les normes sociales, laborieuses et même parfois intellectuelles, constituerait une sorte de prison à ciel ouvert. Pas de murs ni de limites géographiques aussi claires, mais un même enfermement psychologique entraîné par un conditionnement social pesant. Dès lors, pour éviter de sombrer dans les noirceurs du nihilisme, pas de meilleure échappatoire que d'embrasser l'existence de biais, la considérant avec un regard, si ce n'est artistique à proprement dit, au moins distancié et créatif.

Car rien n'est noir dans le roman de Pauline Klein. Si son héroïne ferait une victime parfaite des élans de la mélancolie, elle ne laisse jamais la bile noire l'envahir. Alors que tout pourrait sembler triste lorsqu'elle découvre qu'un pan de la vie de son père lui a été dissimulé, qu'elle a un frère, inconnu, certainement en train de purger une peine de prison. Il se révèle en réalité l'interlocuteur parfait pour faire écho à sa prison mentale. Pour tenir, elle a peut-être un peu trop tendance à s'intéresser à la vie des autres qu'à la sienne. Mais fictionnaliser son existence pour lui ajouter un peu de piquant est bien tentant.

Artiste sans en avoir le statut, elle ponctue ainsi son quotidien de mini performances, à l'insu de ses voisins qu'elle épie, manipulant les pages Wikipedia qui leur sont consacrées, par exemple... Des voisins sur lesquels elle n'a pas jeté son dévolu par hasard puisqu'ils sont artistes mais - comme elle - s'intéressent davantage à l'éphémère, à la non-production, à l'inspiration velléitaire plutôt qu'ils ne se soucient d'alimenter un marché saturé et conventionnel. Artistes sans œuvre mais pas sans pensée donc. Il s'agirait davantage de posture que de production.

Le grand talent de Pauline Klein est de nous inviter, avec une apparente légèreté, à reconsidérer le réel, ausculter les recoins du banal, pour en extraire une fantaisie toujours source de créativité. Rien ne va jamais de soi avec elle. Ainsi la boule-coco servie dans un banal restaurant chinois se retrouve-t-elle investie d'une signification poétique inattendue. Impossible, après l'avoir lue, d'en commander une sans avoir une pensée émue pour ce mets visqueux. De même, comment comprendre l'engouement pour les immeubles en PDT ? La pomme de terre (en lieu et place de pierre de taille) aurait-elle de telles vertus immobilières ?

Dans cette fable toujours plus facétieuse, Pauline Klein se plaît à nous perdre et nous mener en bateau au fil de récits finement enchâssés. Un plaisir narratif accru par les piques et les réflexions sous-jacentes qu'elle n'hésite pas à distiller quant aux questions de la distinction, de la distance sans cesse plus difficile à évaluer entre fiction et réalité et au pouvoir, parfois dictatorial, de l'imagination... Rêvez donc, mais éveillés.

Fermer l'œil de la nuit
Pauline Klein

Ed. Allia
128 p. - 6,20 €

Last modified onmardi, 20 novembre 2012 09:31 Read 2441 times