Rencontre avec Clara Dupont - Monod

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Pourquoi le mythe de Tristan et Yseut ?

" Mes études de littérature m'ont fait découvrir ce texte du 12ème siècle que j'ai trouvé sublime et que j'ai eu envie de réactualiser, sous un œil différent : celui de Marc, personnage oublié et vraie victime de la légende, et peut être celui qui a le plus d'intensité à exprimer au sein d'une passion qui lui a été destructrice. Je n'ai rien inventé dans le récit puisque j'ai cherché à être la plus fidèle possible au texte original, en mettant en avant les passages qui font sa quintessence : la scène de l'épée dans la forêt, la présence du Roi Arthur, le lépreux… L'histoire est simplement transposée sur un mode narratif différent et personnalisé.

Votre rapport à Marc ?

J'ai beaucoup d'admiration pour cette figure, que l'on ne connaît effectivement que comme personnage et pas vraiment en tant que personne véritable. Il est ployé sous le masque qui lui est imposé et cette histoire est en réalité beaucoup plus la sienne que celle de l'amour de Tristan et Yseut. L'amour Absolu, c'est lui qui le vit, lui qui n'a pas bu de philtre, qui est prêt, sous le masque de dignité qui lui est imposé, à tout donner, tout faire, à ramper plus bas que terre pour dire son amour et être aimé en retour. Je ne pas certaine de pouvoir le faire…

Le Roi Marc : est-ce l'histoire d'un masochiste narcissique ?

Il est d'une certaine façon le masochiste qui préfère la souffrance à l'oubli et se complaît dans la sanctification de sa douleur qui lui semble transcender son amour. Son regard est constamment posé sur lui-même ; il vit plus une histoire amoureuse avec lui-même qu'avec Yseut. Mais cette attitude est également une planche de salut : elle l'empêche de sombrer tout à fait dans l'amour malheureux pour l'autre ; il se protège et se capitonne du saccage qu'Yseut produit en lui et sur toute son existence. S'il n'avait pas été tant recentré sur son être il aurait sombré beaucoup plus rapidement.

Et son rapport à Yseut, au corps d'Yseut ?

Il est l'objet de ses souffrances : il le possède dans la proximité mais pas dans l'intimité. Il se heurte à une véritable forteresse, à un corps absent qui le laisse seul et désemparé, ce corps qui le dégoûte et qu'il livre aux lépreux mais dont il n'est pas repu et qu'il attend toujours avec l'espoir fou qu'il lui appartiendra un jour. Le corps d'Yseut retrace l'histoire même du Roi Marc, ce corps qu'il viole, avec le consentement muet d'Yseut, et dont il ne parvient pourtant pas à prendre possession totalement. La possession est superficielle, demeure à fleur de peau, une peau qui l'obsède. La quasi-omniprésence du lépreux marque cette imbrication étroite entre passion et maladie ; ce désir qui se transforme en mal rongeant le corps comme l'âme. La passion conduit progressivement Marc à la solitude, à l'enfermement dans la distance du corps de celle qu'il aime, à l'isolement intérieur comme externe.

Qui est Yseut : jeune fille désincarnée, épouse froide et royale, amante, mère ?

Elle incarne toutes les infinies facettes de la femme. Le personnage d'Yseut est fabuleux de modernité, de complexité, d'entièreté pour l'époque où il a été dépeint. La trahison mêlée de fidélité, la lâcheté et le mensonge, la sorcière (dans son parjure public par exemple), l'idéal féminin… Elle prend peu la parole dans le roman, paraît presque effacée tant elle est lointaine, mais sa présence est étouffante du silence qu'elle adopte, qui pèse sur tous et sur Marc en particulier. Un silence qui l'enchaîne, et qui, après de brefs sursauts de révolte contre cette torture, finit par le murer, tant il y est acculé, dans un silence similaire.

Le drame est contenu tout entier dans la lâcheté qu'il se découvre ?

Dans la légende, Marc est une sorte d'anti-héros, manquant d'initiative et de rapidité. Il est indécision, faiblesse, et tiraillement entre vengeance et pardon ; il envie les prouesses d'un Tristan ou Arthur, à qui il se compare immanquablement. Incapable de se positionner, il flotte ; il plante son épée, symbole phallique fort, afin d'exprimer la possession, mais ne parvient à aller jusqu'au bout de ses actes et à exprimer sa virilité. C'est le seul personnage dont l'infortune déroge à la tradition de la littérature courtoise : alors que l'amour adultérin vit dans le secret, il est ici publiquement exposé pour sa plus grande honte. Cour et Peuple sont témoins de sa chute et ajoutent à son accablement.

La lâcheté est aussi le fait de Tristan… Pourquoi est-il aussi absent de l'histoire ?

Je n'aime pas beaucoup le personnage de Tristan. Sous des dehors héroïques, il s'avère un double décevant, qui fuit, se marie et fait souffrir une autre Yseut, trahit son père en étant presque capable de le tuer. Il passe l'épreuve de la bravoure sans succès, et les deux amants sont particulièrement pris de culpabilité, de remords, et de conscience de leur bassesse lorsqu'ils découvrent l'épée au petit matin, entre eux à qui la vie a été épargnée par la noblesse de Marc qui les écrase de grandeur.

Le trio formé par Marc, Tristan et Yseut a des relents d'inceste…

L'amour est ici confusion : confusion des rôles, de la parenté, des sentiments. Absence de rationalisation ; les élans maternels se mêlent à la passion. Yseut est épouse et enfant, Tristan fils et amant, Marc mari et père. Dans son cheminement vers la folie il arrive même à Marc d'envisager et fantasmer sur un couple à trois. Son attachement à Tristan est confus, de nature quasi-homosexuelle ; et il vit en réalité son amour pour Yseut par procuration, à travers Tristan, auquel il s'identifie en affirmant que celui-ci est son double plus jeune. Encore une fois tout est ramené à lui, à sa quête d'identité propre qu'il cherche à construire dans le reflet des autres sans se faire effacer.

Et cette quête le conduit à la folie.

Bien sûr, mis devant le miroir de ses échecs en tant qu'homme, héros, père, mari et amant… et dans l'impossibilité de se trouver, puisqu'il comprend qu'il ne peut vivre à travers d'autres, même si ce sont des êtres qu'il chérit. La folie devient palpable en lui lors de cette scène où il se fait peindre : elle est construite parallèlement à celle du début où le portrait d'Yseut est réalisé. Il devient progressivement comme elle, indifférent, silencieux, lointain et isolé, jusqu'à la scène de folie finale où il se confond avec elle, n'étant pas parvenu à être avec elle.

Vous avez utilisé la syntaxe pour rendre compte de la folie de Marc…

Il est important de rendre compte d'une histoire autant dans le fond et la signification des mots que dans la forme que l'on donne au texte… Les phrases sont plus longues et plus heurtées à certains moments, révélatrices de la démence latente ; les monologues entre parenthèses de Marc dénoncent sa schizophrénie tout comme ils expriment la voix de sa propre conscience, et peut-être également ma propre voix qui s'adresse au personnage. J'ai été assez surprise du résultat final : je n'imaginais pas Marc aussi violent, Yseut si silencieuse…

" La fatigue de l'ignorance est le premier pas vers l'enfer " résume la folie de Marc ?

Lassé par la doute, il se place dans une démarche plus particulière et plus volontaire : la recherche de lucidité. Or la cruauté de la vérité l'anéantit. La quête de sens le conduit à perdre son propre sens de la réalité : il est plongé dans l'enfer de sa folie. "

Jessica Nelson


Clara Dupont - Monod
Ed.
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Last modified onmardi, 21 avril 2009 23:26 Read 3287 times