Keith Scribner

D’Est en Ouest

Chroniques

Connaissez-vous l’odeur du déchirement ? Keith Scribner en a aromatisé son troisième roman, L’Expérience Oregon. Ou l’histoire d’une expatriation qui fleure bon le terrain miné des certitudes.

Que celui qui n’a jamais eu à trancher entre conviction et pragmatisme lève la main ! Ce tiraillement sous-tend chacune des 530 pages du troisième roman de Keith Scribner. L’Expérience Oregon est d’abord celle de Scanlon Pratt, jeune professeur et jeune marié qui quitte New York pour l’Oregon où le poste qu’il a accepté à l’université pourrait lui permettre d’être titularisé. Sa matière : les mouvements de masse et le radicalisme politique aux Etats-Unis. Un sujet qui le fascine et nourrit la douce utopie qu’il entretient pour le monde qui l’entoure. Utopie enhardie par la grossesse de sa femme Naomi. C’est donc avec ferveur qu’il installe couple au milieu des grands espaces du Nord-Ouest Pacifique. Mais L’Expérience Oregon, c’est aussi celle de Naomi Pratt, ancien « nez » pour avoir perdu son odorat à la suite d’un choc. La traversée du continent l’enthousiasme moins que son compagnon mais va provoquer un autre bouleversement : elle retrouve son odorat. Et ne l’annoncera pas tout de suite à Scanlon, troublée par la senteur que sa peau, ses cheveux ou son entre-jambes dégage. Cette première fissure dans le tableau idyllique de la nouvelle vie que s’offre le couple de protagonistes ne sera que le début d’une lente perte d’équilibre. Cruelle et minutieuse. En alternant les points de vue, en décortiquant les personnalités jusqu’à la nudité, en donnant à ressentir soi-même leur perception à coups de descriptions ultrasensorielles, Keith Scribner donne à voir la solitude de tout un chacun et la difficulté de combiner idéaux et réalité. Scanlon est ainsi partagé entre sa carrière, pour laquelle il s’implique notamment dans un mouvement séparatiste local, et sa vie de famille. Ultime paradoxe : il a « besoin du radicalisme pour subvenir aux besoins financiers de son enfant, a expliqué l’auteur dans un entretien paru sur le site du magazine culturel en ligne The Rumpus. C’est ce que [l’écrivain William] Faulkner appelle ‘le conflit du cœur avec lui-même’ et je trouve que c’est le meilleur point de départ pour un roman ». Bien lui en a pris.

Bombe à fragmentation

Car ses personnages n’en ressortiront pas indemnes. Aucun même. Qu’ils soient les héros modernes de cette fiction ou les rencontres qu’ils feront, à l’instar de cet anarchiste dont la violence masque à peine la souffrance et d’une antimondialiste sensuelle dont la liberté ne laisse personne indifférent, tous subiront les affres de l’inévitable individualisme. Désir et trahison, à la fois politiques et personnels, font les deux mamelles de ce livre enthousiasmant, inspiré et facile. Ce qui ne constitue pas toujours une faiblesse littéraire. Ici, l’écriture allège la densité de l’analyse. N’attendez pas pour autant un travail poussé sur les mouvements politiques extrémistes : le propos est plutôt fait de chair et d’odeurs. Imaginez des effluves de menthe, de cannelle, d’agrumes, de sauge, de lait, de grenouille, de pneu et d’huile de cuisson… Vous êtes arrivés en Oregon.

L’Expérience Oregon
Keith Scribner
Traduit de l’anglais par Michel Marny
Christian Bourgeois éditeur
530 p. – 21 €

Last modified onlundi, 10 septembre 2012 09:16 Read 1883 times