Laurent Simon

Alors que s’ouvre le Salon du Livre, grand raout annuel du
monde des Lettres, Zone Littéraire donne la parole à un écrivain
en rupture avec le milieu français de la culture, Marc-Édouard
Nabe, dont Le Dilettante réédite cette année le premier livre,
Au Régal des vermines. En réponse à la célebration de la
francophonie, celui qui dit adorer la langue française blâme la
« conception étriquée qu’en a l’esprit français ». Il regrette le peu de considération que la France a pour les écrivains
étrangers, grande part de son panthéon personnel, et revendique depuis ses débuts la jouissance du Verbe, une transgression sociale dont « la France a toujours eu peur ».

Ce rare désir de liberté, assouvi sans réserve, est peut-être la raison du peu de cas que le « milieu littéraire » a fait de ses vingt sept livres, qui déploient tous une langue déchaînée, inventive et exaltée comme on en lit peu. Et les réticences
gênées ne se font pas attendre. Publié en 1985, Au Régal des vermines dressait déjà un procès-verbal implacable : « quand je me suis vu méticuleusement refermer toutes les portes, j’ai bien dû me rendre à l’évidence : Rimbaud est un vieillard ». Dans ce premier jet enthousiaste et vindicatif, Marc-Édouard Nabe n’aspirait qu’à deux choses : l’Art et la liberté du créateur. En plein cœur des très molles années 1980, il fustigeait l’officialisation des grands artistes disparus, le dévoiement de leurs révoltes par la culture de masse et refusait catégoriquement la doctrine imposée de « la mort de l’Art ».

Et qu’on lui parle d’art, il prétend savoir de quoi il retourne. Conçu, né et élevé dans le jazz, musique dont on ne chantera jamais assez les belles révolutions, guitariste lui même et peintre chérissant la couleur, il a choisi de vivre d’écriture pour plonger dans le réél et y ramener de la vérité. Un Idiot Dostoïevskien habité par un swing drôle et tragique, dont la carrière lancée avec fracas fut jalonnée d’incompréhension et de dénigrement dans une société française aspirant au conformisme social et culturel. Vingt ans plus tard, le constat qu’il développe dans une grande préface à la nouvelle édition du Régal est amer. Il a toujours trouvé l’amitié parmi les artistes, dont Michel Houellebecq, et les inimitiés chez les éditeurs historiques et les journalistes de masse. Des prises de position parfois radicales lui ont valu des procès, il a subi les qualificatifs humiliants, il perd aujourd’hui son éditeur, Le Rocher. Alors qu’on sorte un magnétophone, il sort le sien, par souci de la preuve. Entretien avec un écrivain volubile, activiste virevoltant d’une seule cause : le présent et sa joie !


Propos recueillis par Marc Delaunay et Laurent Simon

Le Salon du livre prend des airs de sommet de la
francophonie. Il y a déjà le patronage de Chirac, il ne manque
que les chefs d’état africains. Ca vous agace ?


Non. Le salon du livre ce n’est que de la Culture, c’est tout à fait
la place d'un président de la République, mais ce n’est pas la
mienne. Je n’ai pas à être au milieu des gens de lettres, à mon
tour de les boycotter ! La dernière fois que j’y suis allé, on m’a
jeté une coupe de champagne à la figure. C'a été admirable et
symbolique : en me rebaptisant ainsi, sainte Josyane Savigneau
[ancienne rédactrice en chef du Monde des Livres, ndlr] voulait
me dire « vous n’avez rien à faire ici ». Je l’ai entendu autrement
: « vous méritez mieux que ce petit monde là »… Ce n’est pas
parce que j’écris des livres que je dois fréquenter le milieu
littéraire. C’est une tentation à laquelle succombent la plupart de
mes collègues. Même les plus "rebelles". Finalement, c’est
comme quand on a des enfants : il y a une espèce de
communauté de parents d’élèves qui se met en place de
manière tout à fait insidieuse. Ca commence le premier jour
d’école, il se crée une connivence, puis une fréquentation, voire
une amitié. C’est à ce moment là que j’ai pris les jambes à mon
cou. C’est le même principe avec le milieu, tout aussi infantile,
des Lettres. Les écrivains, parce qu'ils publient, se croient
obligés de fréquenter d'autres écrivains, et aussi des éditeurs et
des journalistes. Et en plus c'est intéressé, car ils misent sur
les journaux dans lesquels ils pigent pour qu'ils leur fassent
des articles quand ils sortiront leurs navets. Voilà pourquoi
quelqu'un qui ne n'entretient pas son réseau entre deux romans
peut être sûr que la presse et les médias passeront les sien à
l'as.

Faut il aller chercher la littérature dans la francophonie ou
carrément à l’étranger ?

Personnellement, mes influences sont très peu françaises.
Même s’il y a quelques écrivains de " l’Hexagone " parmi elles,
c’est une garde qui cache toute une armée. Derrière Léon Bloy,
Suares ou Celine, il y a Strindberg, DH Lawrence, les frères
Powys, Thomas Wolfe, Malaparte, Gogol, Gadda, Lezama
Lima… des auteurs complètement négligés. Sans parler de
Kafka ou Dostoïevski que les "lettrés" français font semblant
d'apprécier pour de mauvaises raisons. Ce sont eux mes vrais
maîtres dans l’écriture, dans la façon de concevoir une oeuvre.
Ils ont exploré d’autres terres beaucoup plus intéressantes que
celle de la culture frenchy. J’adore la langue française mais je
ne veux pas appartenir à la culture française. L’idéologie
française me débecte.

Qu’est ce que cette fameuse idéologie française ?
L’esprit français est horrible, on s’en est toujours plaint. Il a une
conception tellement étriquée de la langue. Nous autres
écrivains français lyriques d’inspiration étrangère, avons
toujours souffert des idées, de l’idéologie, de la politique -au
sens le plus restreint- qui encombrent et empêchent d’atteindre
le Verbe ! La France est un pays qui est contre le Verbe. Voilà,
c’est tout, et elle adore le dire dans un blabla explicatif
détestable !


Ca se complique pour les écrivains, dans ce cas . La culture
est de leur côté mais le Verbe les fuit. Quel est leur rôle,
finalement ?

Un écrivain n’est pas un acteur, il ne joue donc pas. Même le
rôle du refoulé que je suis pourtant, je ne veux pas l’endosser.
Moi j'écris la pièce, je ne joue pas dedans. Je suis un inventeur
de formes, un transgresseur de celles qui existent. Mes
poèmes, mes romans, mes aphorismes n’en sont pas. Je ne
veux pas de romans comme les lecteurs traditionnels du roman
l’entendent. Voilà pourquoi les miens ne sont pas encore
compris. Il faut casser tous les clichés qu’ils soient classiques
ou avant-gardiste. Il y a un dogme de la narration pour les
journalistes ou les amateurs de littérature auquel on ne peut
opposer aucun blasphème. Je ne suis ni un romancier pompier
qui n'a rien à dire, ni un avant-gardiste qui cache qu’il ne sait
pas raconter une histoire.


En vingt ans de vie éditoriale, depuis la sortie d’Au régal
des vermines
jusqu’à sa réédition, peut on dire que vous
avez réussi dans la subversion ?

« De défaite en défaite jusqu’à la victoire », disait Mao Tse
toung. On pourrait également citer Napoléon : « Quand on
regarde une victoire dans le détail, on en voit qu'une succession
de défaites » ! Etre un écrivain subversif -comme vous dites-
était un rêve d’enfant. Au Régal des vermines était le livre de
mes vingt ans et j’ai mis cinq ans à trouver un éditeur : Bernard
Barrault. Ca n’a pas été facile.

Est-ce que vous aviez envisagé ces difficultés au départ
?

Oui, inconsciemment, mais il faut un certain niveau
d’inconscience pour pouvoir le faire. Comme un sportif qui saute
pour la première fois en parachute. Les préoccupations
concrètes de rendre réalisable l’entreprise prennent le pas sur
la peur ou le fantasme.

Y avait il une volonté de bousculer la société ?
C’est ce qu'a toujours voulu faire tout artiste. Un écrivain ne doit
pas, à chaque phrase, essayer de bourrer ses contemporains
de somnifères mais au contraire de les réveiller. On peut le faire
avec des baisers, d’autres leur foutent des baffes. Je ne trouve
pas la société assez belle pour la réveiller à coups de baisers…
Ayant été refoulé et l’étant toujours, ce serait du «
schpountzisme » de croire que j’ai eu une influence réelle sur la
société d’aujourd’hui !


Un espace n’est il en train de se créer à la suite de
Houellebecq ou de Dantec. La parole allouée à l’écrivain n’est
elle pas plus libre maintenant ?

La réponse suprême opposée à l’écrit, c'est le silence. La mise
à l’écart, la réduction de la parole de l’écrivain est la seule
preuve que celui-là est libre. En poussant un peu, on pourrait
dire, et ça m'intéresse de plus en plus, que celui qui arrive à
s'exprimer n'est pas libre de le faire… On essaie de transformer
des petits scandaleux en subversifs, qui, finalement collent très
bien à leur époque. Ils sont rangés plutôt que dérangeants.
Demandez-leur plutôt à eux, on vient toujours me voir pour parler
d'eux, mais eux se gardent bien de parler de moi, ils se
comportent à mon égard comme les officiels qui soi-disant les
accusent de tous les maux. Quant à l’espace de liberté dont
vous parlez, mon exemple montre que cela est faux. Au moment
où l’un est accepté et devient une institution littéraire et l’autre
retrouve un éditeur pour son journal intime, moi c’est le
contraire: je n’ai plus d’éditeur, on me coupe les vivres et on
m’empêcherait de publier mon propre journal intime si je n'avais
pas eu la bonne idée prémonitoire de l'interrompre il y a
quelques années… Je suis donc obligé de rééditer mon
premier livre, épuisé depuis vingt ans, qui n’avait pas été lu par
toute une génération. Le seul critère du dérangement est la
mise sous silence, à toute époque. On vous refoule. La petite
médiatisation qui a eu lieu autour de mon livre n’est là que pour
éviter que je me plaigne d’être ostracisé. Une petite émission de
télé, une petite émission de radio, un petit article, c'est toujours
utile pour me discréditer quand je remarque qu’on ne parle pas
assez de mes livres pour qu'ils se vendent, et donc pour que je
puisse en écrire d'autres…

C’est une conspiration ?
Non, je l’ai déjà dit: je ne crois pas à l’existence d’un complot.
C'est plutôt une mode à l'envers: c'est dans l'air du temps de me
débrancher. Gogol se déplaçait toujours avec une valise remplie
des articles négatifs écrits sur lui. Cela lui permettait de lutter
contre la paranoïa et d’exorciser la douleur de traîner ça dans sa
tête tout le temps. C’était sa valise de merdes, sa poubelle avec
qui il sortait toujours. Il la mettait sous les tables et pouvait
penser à autre choses. C’était une manière de se dire qu’il ne
rêvait pas cette hostilité et en même temps de s’en libérer.

Y-a-t-il toujours une mainmise soixante-huitarde sur la
culture ?

Je crois avoir été le premier, déjà en 1985 à la dénoncer. Il fallait
dire non à cette fausse liberté, à cette fausse révolte, cette
fausse subversion qui était la trahison des idéaux libertaires
des années 60 par des bourgeois " de gauche " désireux de
remplacer ceux " de droite ".

La France est elle gavée d’Art et de littérature, au point d’en
être blasée et de la négliger ?

Non, le vrai problème est la carence d’Art. Il y a une ignorance
fondamentale de ce qu’est une oeuvre d’Art depuis une
soixantaine d’années. J’ai vécu dans l’Art depuis toujours et je
veux le défendre. A mon sens, même un militantisme de l’Art ne
serait pas suffisant. C’est crucial de lutter contre sa prétendue
mort inculquée comme une Loi depuis Marcel Duchamp.
Lui-même a d’ailleurs été mal compris : Duchamp n’était pas
contre l’Art, il était contre la « culturisation » de l’art, sa
récupération par les parasites cultureux. Il swinguait autant que
Duke Ellington, dont il était contemporain. La confusion qu’on
entretient entre la culture et l’Art, entre le beau et le joli, entre le
social et le révolutionnaire, tout cela fait qu’on n’a plus le sens
de ce qu’est une oeuvre.

Vous vous mettez en scène de façon très exhaustive dans
toute votre œuvre. Est ce pour atteindre l’ultime subjectivité ou
l’ultime objectivité ?

Je suis extrêmement objectif. Mon expérience personnelles des
artistes et celle que m’a rapporté mon père, de la bouche même
des génies du jazz qu'il a fréquentés à New York au milieu des
années 50, est que le grand art n'est qu'objectivité. Une seule
note à jouer dans telle ou telle circonstance. Miles Davis n’est
que le concrétisateur objectif d'une évidence qui se présente. Il y
a sur chaque événement une seule chose à dire, même si
certains ont peur de le faire. C’est pour cette raison que je me
sens souvent obligé de le faire puisque les autres ne s'y collent
pas. Ce n’est pas mon goût qui est en jeu. Je passe pour un
provocateur subjectif, alors que je suis un "dégageur de sens"
objectif.

Pour aller vers plus d’objectivité, la science est récemment
venue au secours du roman en France. Cette voie est elle la
bonne ?

Je ne crois pas. Moi je suis dans le présent et sa transfiguration.
C’est la définition parfaite de l’improvisation jazzistique. La
transfiguration implique la mystique de l’instant et
l’improvisation qui en découle, qui en dépend. C’est la joie de
mourir plutôt que la joie de vivre qui est présente chez la plupart
de mes collègues. Voilà pourquoi ils se réfugient dans un futur
qui est d'autant plus facile à imaginer qu’il n’arrivera pas. Ils se
tromperont et ils se trompent déjà. Je prends toujours l’exemple
de Robida [illustrateur de Jules Verne, ndlr] qui a imaginé des
vélos volants dans Paris à l'an 2000, mais pas des téléphones
portables !

Le suc de l’œuvre est donc la mystique et rien que la
mystique, pour vous.

Oui, même Marcel Duchamp, pour y revenir, était un mystique. Il
n’était pas un nihiliste mais un mystique du rien. Le ready-made
est une œuvre totalement mystique. On prend un objet et on le
sacre. On l'entoure d' une liturgie. Marcel a pris un
porte-bouteilles du BHV " au hasard" et en a fait un calice, un
tabernacle. Ceux qui suivent Duchamp en désacralisent au
contraire l’objet dénaturent sa subversion.

Houellebecq fait partie de ces grands « désacralisateurs ».
Dans votre préface, vous vous déclarez être à ses antipodes,
mais vous avez pourtant tellement de points communs…

Déjà topographiques, puisqu’on était voisins. Moi qui ai des
difficultés à gagner ma vie aujourd'hui, je crois que je vais finir
guide de cour d'immeuble ! Je vais me faire payer pour faire
visiter aux fans du Prix Interallié 2005 l’endroit où a vécu le grand
Michel !

Vous le revoyez ?
Non, mais on se parle à travers nos livres, celui-là en particulier,
Le Vingt-septième livre… C’est le seul écrivain à qui j’ai eu envie
de parler aujourd’hui sans avoir besoin de se téléphoner. Il est
intéressant de voir que l’époque a produit deux écrivains si
différents qui habitaient juste à côté. L’analyse n’avait jamais été
faite, je me suis permis de la faire.

Est-ce que vous allez continuer à écrire, est-ce que vous
avez encore envie ?

Ah oui ! Toute ma vie, j’aurais envie d’écrire. Ce n'est pas une
question d'envie, mais de possibilité éditoriale. Tant que je ne
retrouverai pas la liberté que j'avais de publier ce que j'ai à
écrire, je ne pourrais pas avancer. Il y a certaines choses qui ne
peuvent pas être dites clairement aujourd'hui, et moi je ne veux
pas accepter de les dire d'une façon plus obscure pour
m'adapter à l'édition française! Prenons comme signe que tout
ce que j'aurais à dire sur les manifestatins d'aujourd'hui, vous
même sur internet vous ne pouvez pas les mettre en ligne car
mon dégoût pour les jeunes anti- CPE et ma détestation des
vieux pro-CPE sont irrecevables. A peine si vous me laissez dire
que je suis du côté des casseurs qui sauvent l'honneur de ces
étudiants luttant pour plus de sécurité, en massacrant la
Sorbonne comme l'autre soir. Péguy aurait été fier d’eux. Je suis
obligé de remarquer que la violence qui s’exprime aujourd’hui
en France coïncide avec la réédition de mon premier livre. Au
régal des vermines devrait être dans la poche de tous les
casseurs !…

Laurent Simon


Marc-Edouard Nabe
Ed.
0 p / 0 €
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Le futur antérieur d’Antoine Buéno
Inquiétant ? Certes. Mégalo ? Sûrement. Talentueux ? Pour sûr. Délirant ? Pas tant que ça. Dans une des entreprises littéraires les plus ambitieuses de ces dernières années, Antoine Buéno dessine la France des années 2500 dans Le soupir de l’immortel, premier tome d’une Histoire pas encore écrite.
Après lecture du Soupir de l’immortel, la première influence évidente est celle de Yapou, bétail humain, du Japonais fou Shozo Numa. L’intuition est elle bonne ?
Ah, oui ! C’est une tuerie ce livre, l’un de mes livres cultes ! Je l’enseigne d’ailleurs à mes étudiants à Science Po. Le sort de ce bouquin est incroyable, cet ouvrage, qui a extrêmement choqué après Guerre au Japon, est resté totalement inconnu jusqu’à la courageuse traduction de Laurence Viallet, dans sa collection Désordres. Qui a d’ailleurs disparue depuis.
Comment doit-on appeler ta littérature ? Science-fiction ? Anticipation ?
Je préfère le terme de prospectiviste, Je m’intéresse à ce que pourrait devenir le monde : le terme de prospectiviste embrasse à la fois le roman et l’essai, alors que l’anticipation se cantonne à la fiction. Je considère ce livre comme mon premier roman, le début d’un cycle [Antoine Buéno est déjà l’auteur de trois romans, dont Spectateurs et Le tryptique de l’asphyxie, NDLR] : il m’a fallu 10 ans de maturation pour définir mon projet d’écriture, qui est beaucoup plus large.
Tu considères la mort comme une maladie curable dans le futur du soupir de l’immortel, quel impact sur l’humanité en 2500 après JC ?
On est à la veille d’une transition hallucinante comme l’humanité n’en a jamais connu, qui est de double nature : énergético-climatique, d’une part et l’autre, dont on a moins conscience : démographique. On va pouvoir allonger substantiellement l’espérance de vie sous peu, voire accéder à une forme d’immortalité. Le choc pour nos sociétés sera extraordinaire et mon projet d’écriture s’articule autour de cela : on peut maitriser cette transition – ce que je décris dans Le soupir ou la rater complètement. Un scénario intermédiaire ou une partie de l’humanité accède à la Maîtrise pendant que l’autre sombre est en réalité le plus probable. Le scénario de la Démaitrise est très présent dans des films comme Mad max ou Waterworld. Au contraire, le scénario de la maîtrise est assez peu représenté, c’est d’ailleurs pour cela que je l’ai choisi pour mon premier. Le scénario « intermédiaire » est beaucoup mieux représenté, avec des gens comme Enki Bilal ou Maurice G. Dantec. Mon projet est de développer un cycle de livre par branche. Le Soupir de l’immortel représente le scénario de la maîtrise et même de la maîtrise aboutie, il en sera d’ailleurs le livre-pivot. Dans une optique positiviste, voire scientiste du futur.
La révolution décrite dans Le Soupir est « gentille » : tout se résout dans une orgie de sexe et de paintball. La mort écartée, toute violence est elle devenue impossible ?
Le monde que je décris est gentil parce que tu le regardes à travers les lunettes d’un monde barbare qui est le nôtre, où la violence est grande. Tout est relatif ! Pour les gens de cette époque future, ce qui se passe est affreux. Le monde que je décris est dingo mais super crédible : dans Le soupir, je ne voulais pas verser dans l’utopie : il y a et aura de la jalousie de la haine, de l’envie, de l’ennui, des luttes de pouvoir… L’humain ne changera pas malgré l’immortalité et l’absence de guerre. A moins que l’on décide de changer certains paramètres humains : il est possible que l’on entérine que le corps humain dans sa configuration organique n’est plus adapté et qu’on le remodèle totalement.
La grippe du soupir décrite dans le livre a des résonances très actuelles : on pense immédiatement à la grippe A…
Je décris l’émergence d’un H5N9 recombiné avec une souche botulinique, très méchante : plus la technologie avancera plus nous serons vulnérables à des choses qui nous paraissent aujourd’hui dérisoires. L’humanité peut oublier les dangers qui la menacent : la grippe du soupir est un gros clin d’œil à nos hantises actuelles.
Un peu comme dans la Guerre des mondes, où les extraterrestres qui débarquent sur Terre meurent tous à cause des virus et bactéries terriennes…
Oui, sauf que je suis persuadé que la première chose que ferait n’importe quel extraterrestre en débarquant sur Terre serait d’analyser l’environnement !
Le roman est ultra référencé ; il est par exemple question du Quiétus il s’agit bien d’une situation directe des Fils de l’homme, où ce médicament sert à se suicider ?
Exactement, il fallait le trouver. Il y a deux ou trois niveaux de citations. Le premier niveau est explicite, par exemple Tom Cruise, qui apparaît dans le livre ou le langage – le Nadsat – qu’a inventé Burgess dans Orange mécanique. Le deuxième est semi-explicite et puis il y a de nombreux clins d’œil, comme le combat entre Marvin et son domicile, une intelligence artificielle devenue folle, qui fait évidemment penser à 2001, l’odyssée de l’espace.
Autre référence surprenante : les raps érigés au rang de musique classique qu’écoutent tous tes personnages dans le livre !
Une musicologue m’a critiqué en doutant que le rap serait retenu de telle façon dans 500 ans. Et intellectuellement, je pense qu’elle a raison. Simplement il y a un tel décalage entre le statut du rap dans notre monde et dans celui que j’imagine que cela m’amusait. Il y a beaucoup d’autres choses dans le livre que je considère comme improbable mais que j’y ai tout de même placé, comme les couveuses, qui permettent des grossesses extra-utérines, je pense que cela ne se fera pas parce que c’est trop cher. Même si techniquement, cela deviendra possible. Pour séparer le sexe de la procréation, un système d’autorisation suffit. Un peu comme en Chine même s’ils sont en train de revenir dessus, ce qui me rend d’ailleurs extrêmement pessimiste pour l’avenir. Ils ont pour l’instant retardé le pire mais imaginez une seconde un monde avec une bagnole par Chinois ! Nous sommes à point de non-retour. Un économiste, Howard, l’avait prévu dans les années 60 mais personne ne l’avait cru : il disait qu’une fois la moitié de nos ressources pétrolières, la consommation de l’autre moitié irait très vite. Nous y sommes.
La religion a un statut étrange dans le roman : les hommes l’ont pratiquement abandonné, ce sont les intelligences artificielles qui les pratiquent, pourquoi ce choix ?
Toute explication consciente du monde est un mélange de pensée magique et de pensée rationnelle : c’est comme ça que j’en suis venu à rendre mes IA religieuses dans Le Soupir. Pour faire des IA, il fallait leur inculquer cette forme d’intelligence que les hommes avaient perdu en cours de route. Je voulais que la dichotomie soit claire, presque caricaturale : je pense en réalité que les hommes resteront toujours en partie religieux.
Le paradigme actuel, c’est le développement de la Chine et de l’Inde, on ne retiendra pas les guerres de religion à moins que l’on aboutisse à la démaîtrise suite à ce développement où là les guerres de religions reprendront la priorité.
Les thèses que tu exposes dans tes romans, comptes-tu les développer sous une autre forme ?
J’ai trois ou quatre essais dont les argumentaires sont prêts, reste à les vendre. Ce sont des bombes atomiques ! L’un portera sur les thèmes de l’islamisme et de l’écologie. Mais au final le système fait que le contenu des livres importe peu si tu ne fais pas partie des 20 ou 25 qui se partagent le gâteau médiatique. Les cas Florian Zeller sont l’exception et pourtant j’ai tout fait comme lui [Science po et… Zone littéraire, NDLR]. Le savoir-faire de séduction est fondamental : si tu ne sais pas te vendre… Moi je fais plutôt fonctionner le bouche à oreille. Ma monographie sur les schtroumphs [Le tryptique de l’asphyxie, NDLR] est passée complètement inaperçue, alors que tous les gens qui l’ont lu m’ont assuré l’avoir aimé ! Je suppose que c’est l’habituelle complainte de l’auteur…
Chargé de mission au Sénat, issu de Science po, tu n’a pas nécessairement un cursus d’écrivain, cela a-t-il nourri Le Soupir de l’immortel ?
Ce livre, je le dois à ma prép’ENA, qui remonte à 2002 ! Ce genre de formation donne un vernis de réflexion en sociologie en éco en droit… Je n’aurais pas pu dégager cette complexité dans monde que j’ai inventé sans ce passage par la préparatoire.
Le soupir de l’immortel
Antoine Buéno
Ed. Héloïse d’Ormesson
640 p. – 20 euros
buenoInquiétant ? Certes. Mégalo ? Sûrement. Talentueux ? Pour sûr. Délirant ? Pas tant que ça. Première interview dans la Zone de cette rentrée 2009.
Dans une des entreprises littéraires les plus ambitieuses de ces dernières années, Antoine Buéno dessine la France des années 2500 dans Le Soupir de l’immortel, premier tome d’une Histoire pas encore écrite.

Après lecture du Soupir de l’immortel, la première influence évidente est celle de Yapou, bétail humain, du Japonais fou Shozo Numa. L’intuition est elle bonne ?

Ah, oui ! C’est une tuerie ce livre, l’un de mes livres cultes ! Je l’enseigne d’ailleurs à mes étudiants à Science Po. Le sort de ce bouquin est incroyable, cet ouvrage, qui a extrêmement choqué après Guerre au Japon, est resté totalement inconnu jusqu’à la courageuse traduction de Laurence Viallet, dans sa collection Désordres. Qui a d’ailleurs disparue depuis.

Comment doit-on appeler ta littérature ? Science-fiction ? Anticipation ?

Je préfère le terme de prospectiviste, Je m’intéresse à ce que pourrait devenir le monde : le terme de prospectiviste embrasse à la fois le roman et l’essai, alors que l’anticipation se cantonne à la fiction. Je considère ce livre comme mon premier roman, le début d’un cycle [Antoine Buéno est déjà l’auteur de trois romans, dont Spectateurs et Le tryptique de l’asphyxie, NDLR] : il m’a fallu 10 ans de maturation pour définir mon projet d’écriture, qui
est beaucoup plus large.

Tu considères la mort comme une maladie curable dans le futur du Soupir de l’immortel, quel impact sur l’humanité en 2500 après JC ?

On est à la veille d’une transition hallucinante comme l’humanité n’en a jamais connu, qui est de double nature : énergético-climatique, d’une part et l’autre, dont on a moins conscience : démographique. On va pouvoir allonger substantiellement l’espérance de vie sous peu, voire accéder à une forme d’immortalité. Le choc pour nos sociétés sera extraordinaire et mon projet d’écriture s’articule autour de cela : on peut maitriser cette transition – ce que je décris dans Le soupir ou la rater complètement. Un scénario intermédiaire ou une partie de l’humanité accède à la Maîtrise pendant que l’autre sombre est en réalité le plus probable. Le scénario de la Démaitrise est très présent dans des films comme Mad max ou Waterworld. Au contraire, le scénario de la maîtrise est assez peu représenté, c’est d’ailleurs pour cela que je l’ai choisi pour mon premier. Le scénario « intermédiaire » est beaucoup mieux représenté, avec des gens comme Enki Bilal ou Maurice G. Dantec. Mon projet est de développer un cycle de livre par branche. Le
Soupir de l’immortel représente le scénario de la maîtrise et même de la maîtrise aboutie, il en sera d’ailleurs le livre-pivot. Dans une optique positiviste, voire scientiste du futur.

La révolution décrite dans Le Soupir est « gentille » : tout se résout dans une orgie de sexe et de paintball. La mort écartée, toute violence est elle devenue impossible ?

Le monde que je décris est gentil parce que tu le regardes à travers les lunettes d’un monde barbare qui est le nôtre, où la violence est grande. Tout est relatif ! Pour les gens de cette époque future, ce qui se passe est affreux. Le monde que je décris est dingo mais super crédible : dans Le soupir, je ne voulais pas verser dans l’utopie : il y a et aura de la jalousie de la haine, de l’envie, de l’ennui, des luttes de pouvoir… L’humain ne changera pas malgré l’immortalité et l’absence de guerre. A moins que l’on décide de changer certains paramètres humains : il est possible que l’on entérine que le corps humain dans sa configuration organique n’est plus adapté et qu’on le remodèle totalement.

La grippe du soupir décrite dans le livre a des résonances très actuelles : on pense immédiatement à la grippe A…

Je décris l’émergence d’un H5N9 recombiné avec une souche botulinique, très méchante : plus la technologie avancera plus nous serons vulnérables à des choses qui nous paraissent aujourd’hui dérisoires. L’humanité peut oublier les dangers qui la menacent : la grippe du soupir est un gros clin d’œil à nos hantises actuelles.

Un peu comme dans La Guerre des mondes, où les extraterrestres qui débarquent sur Terre meurent tous à cause des virus et bactéries terriennes…

Oui, sauf que je suis persuadé que la première chose que ferait n’importe quel extraterrestre en débarquant sur Terre serait d’analyser l’environnement !

Le roman est ultra référencé ; il est par exemple question du Quiétus il s’agit bien d’une citation directe des Fils de l’homme, où ce médicament sert à se suicider ?

Exactement, il fallait le trouver. Il y a deux ou trois niveaux de citations. Le premier niveau est explicite, par exemple Tom Cruise, qui apparaît dans le livre ou le langage – le Nadsat – qu’a inventé Burgess dans Orange mécanique. Le deuxième est semi-explicite et puis il y a de nombreux clins d’œil,
comme le combat entre Marvin et son domicile, une intelligence artificielle devenue folle, qui fait évidemment penser à 2001, l’odyssée de l’espace.

Autre référence surprenante : les raps érigés au rang de musique classique qu’écoutent tous tes personnages dans le livre !

Une musicologue m’a critiqué en doutant que le rap serait retenu de telle façon dans 500 ans. Et intellectuellement, je pense qu’elle a raison. Simplement il y a un tel décalage entre le statut du rap dans notre monde et dans celui que j’imagine que cela m’amusait. Il y a beaucoup d’autres choses dans le livre que je considère comme improbable mais que j’y ai tout de même placé, comme les couveuses, qui permettent des grossesses extra-utérines, je pense que cela ne se fera pas parce que c’est trop cher. Même si techniquement, cela deviendra possible. Pour séparer le sexe de la procréation, un système d’autorisation suffit. Un peu comme en Chine même s’ils sont en train de revenir dessus, ce qui me rend d’ailleurs extrêmement pessimiste pour l’avenir. Ils ont pour l’instant retardé le pire mais imaginez une seconde un monde avec une bagnole par Chinois ! Nous
sommes à point de non-retour. Un économiste, Howard, l’avait prévu dans les années 60 mais personne ne l’avait cru : il disait qu’une fois la moitié de nos ressources pétrolières, la consommation de l’autre moitié irait très vite. Nous y sommes.

La religion a un statut étrange dans le roman : les hommes l’ont pratiquement abandonné, ce sont les intelligences artificielles (IA) qui les pratiquent, pourquoi ce choix ?

Toute explication consciente du monde est un mélange de pensée magique et de pensée rationnelle : c’est comme ça que j’en suis venu à rendre mes IA religieuses dans Le Soupir. Pour faire des IA, il fallait leur inculquer cette forme d’intelligence que les hommes avaient perdu en cours de route. Je
voulais que la dichotomie soit claire, presque caricaturale : je pense en réalité que les hommes resteront toujours en partie religieux. Le paradigme actuel, c’est le développement de la Chine et de l’Inde, l'Histoire ne retiendra pas de notre présent les guerres de religion à moins que l’on aboutisse à la démaîtrise suite à ce développement. A ce moment-là, les guerres de religions reprendront la priorité.

Les thèses que tu exposes dans tes romans, comptes-tu les développer sous une autre forme ?

J’ai trois ou quatre essais dont les argumentaires sont prêts, reste à les vendre. Ce sont des bombes atomiques ! L’un portera sur les thèmes de l’islamisme et de l’écologie. Mais au final le système fait que le contenu des livres importe peu si tu ne fais pas partie des 20 ou 25 qui se partagent le gâteau médiatique. Les cas Florian Zeller sont l’exception et pourtant j’ai tout fait comme lui [Science po et… Zone littéraire, NDLR]. Le savoir-faire de séduction est fon damental : si tu ne sais pas te vendre… Moi je fais plutôt fonctionner le bouche à oreille. Ma monographie sur les schtroumphs [Le tryptique de l’asphyxie, NDLR] est passée complètement inaperçue, alors que tous les gens qui l’ont lu m’ont assuré l’avoir aimé ! Je suppose que c’est l’habituelle complainte de l’auteur…

Chargé de mission au Sénat, issu de Science po, tu n’a pas nécessairement un cursus d’écrivain, cela a-t-il nourri Le Soupir de l’immortel ?

Ce livre, je le dois à ma prép’ENA, qui remonte à 2002 ! Ce genre de formation donne un vernis de réflexion en sociologie en éco en droit… Je n’aurais
pas pu dégager cette complexité dans monde que j’ai inventé sans ce passage par la préparatoire.

immortelLe soupir de l’immortel
Antoine Buéno
Ed. Héloïse d’Ormesson
640 p. – 20 euros
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ZONE LITTERAIRE
 
Cloé Korman est « notre » premier roman. La jeune normalienne et ses Hommes-Couleurs, voyagent ensemble dans le for intérieur de deux pays qui n’en font qu’un. USA-Mexique, ou l’histoire de siamois reliés par le cœur.
 
Cloé au pays des latinos
 
Le quatrième de couv’
« En 1989, l’ingénieur Joshua Hopper retrouve à New York un ancien ouvrier mexicain, seul témoin d’un chantier ferroviaire qui a englouti dans les années 1950 des sommes considérables, mobilisé des milliers d’hommes… mais qui n’a pas laissé la moindre trace. Le récit de Grís Bandejo entraîne Josh à Minas Blancas, une petite ville au sud de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Là, au seuil du désert, l’ingénieur français Georges Bernache et sa femme Florence, une Américaine, ont dirigé les opérations sans qu’un pouce de rail soit posé. Pourtant les ouvriers n’ont cessé d’affluer : pendant des années, ils ont creusé sous terre un tunnel destiné à les conduire aux États-Unis. Joshua découvre peu à peu la vie de ces deux expatriés, isolés avec leurs enfants au milieu d’une foule mexicaine qui les fascine et les inquiète. Entre les murs du jardin des Bernache, miracle de verdure dans ce paysage pierreux, leur fille Suzanne et leurs jumeaux grandissent avec bonheur sous le regard de l’aîné, Niño, enfant adopté aux airs de dieu aztèque. Mais bien qu’ils soient complices de l’entreprise des clandestins, Georges et Florence savent aussi qu’elle risque à tout moment de les détruire. »
 
Un premier roman signifie aussi premiers lecteurs, premier éditeur, premier critique : comment la sortie s’est elle déroulée ? Sur du velours ou du velcro ?
J’ai eu beaucoup de retours positifs de Télérama, des Inrocks, du Monde… Lors de l’écriture, le livre est un sujet de beaucoup d’émotions puis devient un objet extérieur sur les rayons des librairies. C’est un moment très amusant. Quant aux lecteurs, tous pointent quelque chose de différent : les personnages, l’histoire d’amour entre George et Florence… Il y a eu un an et demi d’écriture et le retravail avec l’éditeur a été très local pour clarifier l’histoire sur quelques points. J’en suis d’ailleurs très contente.
 
On imagine qu’en sortant d’ENS Lettres, l’orthographe devait être plutôt bonne… Tout comme la grammaire et la syntaxe, d’ailleurs. Que restait-il à relire ?
On est toujours surpris au moment de recevoir le manuscrit de tous les casse-têtes et les perversités de la langue française. Ce n’est d’ailleurs pas toujours évident vu que mes personnages ont parfois une langue incorrecte : j’ai du inventer leur propre logique.
 
A vouloir inventer des patois mélanger les discours, les écrivains se prennent souvent les pieds dans le tapis…
Il y a plusieurs styles dans le livre, j’en suis d’ailleurs très contente. Le style de Hopper est transparent, celui des enfants est innocent : je ne le voulais pas naïf ni gaga, je voulais qu’il y ait quelque chose d’adulte qui leur soit particulier.
 
Vous avez travaillé dans le milieu du cinéma et vécut aux USA, est ce que l’écriture scénaristique vous a influencé ?
L’histoire cadre qui emmène les autres souvenirs est très « ciné » : c’est un procédé narratif. Tous les flashbacks en échos entre les deux histoires réunissant Joshua Hopper et Gris partent du sous sol d’une usine. Ce « noir » fait le raccord avec le sous-sol du tunnel. C’est un point de passage entre les plans narratifs : pendant l’écriture, j’écrivais puis j’intercalais l’un et l’autre.
 
On reconnaît souvent les bons écrivains à leurs métaphores… et les vôtres sont de toute première qualité. Ca se travaille comment une métaphore ?
C’est très compliqué la métaphore, il faut se méfier : ça fige le récit ! « La neige de ses cheveux… », etc. Il faut décaler le réel, utiliser des verbes provenant d’autres imageries, pour rendre l’objet visible. Les mots doivent être transparents, simples, quotidiens pour rendre la métaphore visible et audible.
 
La première scène des Hommes-couleurs donne le ton : George et Florence se rencontrent en visitant les pyramides aztèques.
Quand on visite le lieu, la végétation est extraordinaire, les agaves ne fleurissent qu’une fois après de nombreuses années. C’était frappant mais l’équilibre était difficile à trouver entre la gaieté de cette fleur et l’aridité du lieu, l’image de ces fleurs qui explosent en condense bien l’atmosphère. J’aime les natures mortes, leur sensualité, cette tradition picturale de l’immobilité : le temps qui passe, la mort, j’aime ces associations. Les natures mortes s’appliquent bien à l’environnement du Mexique.
 
Le roman s’est il construit sur le voyage ou l’imagination ?
J’étais au Mexique il y a quatre ou cinq ans pour découvrir le pays. J’en suis revenue émerveillée par la familiarité, la complicité que j’ai ressentie même si l’altérité est violente : la culture précolombienne, le rapport à la mort… Tout est différent. Les rencontres ne se sont pas faites par la langue, je ne parle pas espagnol mais le voyage m’a marquée ! J’ai écrit le roman plusieurs années plus tard en arrivant à New-York où j’ai pu prendre conscience de l’importance de la communauté hispanique lors des primaires à la présidentielle. Les latinos sont très présents et dépassent maintenant en nombre la minorité noire.
 
Qu’ont-ils apporté culturellement aux USA ? Leur histoire n’est pas celle d’un esclavage mais au contraire d’une intégration désirée.
Les américains pensent binaire : conflit/réconciliation, guerre/paix… Avec les latinos, il y a un basculement. Le bureau du recensement américain a prévu une case « ethnicity » dans ses études – c’est autorisé là-bas – avec plusieurs choix : noir, blanc… Les hispaniques à 90 % se rabattaient sur la case « autres », rien ne marchait ! En dernier recours, le bureau du recensement a permis de cocher plusieurs cases, ce qui a donné des totaux supérieurs à 100 %. Statistiquement, c’était étrange mais cela épouse mieux la réalité hispanique. En plus de cela, ils ont une culture urbaine très chaleureuse, la latinité mexicaine se nourrit de lieux publics décorés, exactement comme dans le tunnel des Hommes-couleurs. Tandis que l’urbanisme américain, c’est le développement de la maison sans lieu public.
 
Pour en revenir au tunnel, pourquoi l’entrée se situe aussi loin de la frontière côté mexicain ?
L’idée était que le lieu de départ soit vivable. Sans Minas blancas, la ville de départ que j’ai inventé, le tunnel n’aurait pas pu exister. C’est un lieu intermédiaire, hospitalier pouvant accueillir une foule de travailleurs.
 
Pourquoi est il aussi grand ? Pourquoi des dizaines de kilomètres quand un boyau étroit suffit à relier deux points ?
Parce que cette distance était en fait une durée. Le tunnel devient un lieu en lui-même qui symbolise plein d’autres mouvements de migration clandestine. Les migrants sont prêts à tout : certains traversent des bretelles d’autoroute à pied, voyagent sur des toits de wagons de marchandise. Ce sont des entreprises mortelles… mais ce tunnel je voulais le transformer un espace de vie, doux, hospitalier, qui devient un lieu de fête, une sorte de compensation fantasmée.
 
Le livre est traversé par un personnage étrange, musicien bohème, jouant d’un instrument chimérique… Est-il juste le symbole du métissage entre les cultures ?
La musique est un vecteur génial pour parler de métissage. L’avoir fait musicien n’est pas neutre : il incarne effectivement plein de personnage, mais en plus il jette le lecteur sur des fausses pistes. C’était un moyen pour moi de parler d’un peuple à travers un personnage. Cet instrument bâtard qui incarne le métissage est joué par un personnage qui a eu plusieurs vies, plusieurs identités. Dans mon histoire, il y a beaucoup de foules, je voulais leur donner un visage.
 
Avec Tristan Garcia, Vincent Message, Heddi Kaddour ou Jakuta Alikavazovic que nous recevons, la filière ENS ne semblent être jamais épuisée… N’y a-t-il pas un risque de consanguinité artistique ?
Je ne sais pas si c’est à mentionner : dans cette école, nous étions tous guidés par une passion énorme de la littérature. Certes, j’y ai appris certaines techniques, suivi l’atelier d’écriture d’Hedi Kaddour, nous avons passé des dizaines d’heures à étudier les textes mais je n’ai jamais faits de « creative writing » à l’américaine. L’ENS, il ne s’agit que de la réunion de gens qui ont énormément lu.
 
Si ce n’est à l’ENS, comment avez-vous appris à écrire ?
J’ai appris à écrire en lisant : en cas de doute je trouve toujours le bon roman pour me remettre en selle. Je suis une grande lectrice de Hugo, Conrad ou Faulkner. Hugo a une croyance dans les pouvoirs de l’écriture, un sérieux, un enthousiasme parfois grandiloquent mais il apporte la certitude que ce que nous faisons est important. J’aime Conrad pour le voyage, le souffle d’aventure et cette capacité à percer des mystères. Dans Les Hommes-couleurs, les romans mexicains m’ont aidé à créer l’atmosphère : Fuentes, Octavio Paz ou Juan Rulfo. En particulier Pedro par amour – l’histoire d’une sorte de caïd dans une zone semi aride – et Llano en flamme.
 
La littérature mexicaine est bien comme on l’imagine ? Baroque et surréaliste ?
Oui ! Baroque et surréaliste bons mots pour qualifier le Mexique et son immédiateté du fantastique. Tout le contraire de la littérature gothique européenne, en fait. La Mort et les fantômes sont là, présents et pas cachés aux personnages. Les trois auteurs que je citais sont certes mécréants mais imprégnés de cette atmosphère. Ils ont tous cette familiarité avec la mort qui est très présente dans l’imaginaire mexicain, cette façon de s’adresser à elle avec humour, en la tutoyant.
 
Les Hommes-couleurs, joli titre… Un rien d’étrangeté poétique.
J’étais contente de faire un titre qui désignait concrètement un groupe de personnage, ces artistes révolutionnaires qui sont les chefs de chantier et emmènent la construction du tunnel. En toile de fond, il y a toujours cette idée de métissage. J’aime bien être littérale dans la fabrication des personnages  établir une sorte de dialectique entre une approche primitive – en faire des figures, leur donner des attributs rares – puis de temps en temps, par éclair, entrer dans la chair, dans le portrait. J’ai essayé d’avoir cette approche picturale pour désigner une foule… avec de vrais visages. Chacun est un individu, chacun a une histoire qui le pousse à se lancer dans la migration.
 
Toute poésie assumée, il est tout de même question de politique, voire de géopolitique dans Les Hommes-couleurs…
La grande Histoire, c’est l’immigration de millions de personnes aux USA qui ont franchi la frontière. La petite histoire, c’est celle de la famille Bernache, témoin et protectrice de cette entreprise. Victime aussi : un des gamins fout le camp… une manière de refléter dans l’intime, le vécu quelque chose de plus ample. Florence et Georges se métissent eux-mêmes dans le pays ou ils décident de vivre.
 
Ce sont des utopistes ?
Non, ils sont en fait apolitiques, non utopistes, non révolutionnaire et profondément athées dans un univers très croyant où tout le monde vénère la vierge de Guadalupe. Le contexte historique est pourtant dur : le Mexique a connu en 1968 le massacre des étudiants sur la place des Trois Cultures de Tlatelolco – 2 000 morts officiellement. Aujourd’hui personne ne se souvient, alors que ça s’est passé à un mois des Jeux olympiques où ces athlètes américains levèrent le poing avec un gant noir pour dire qu’ils n’étaient pas des animaux de course.
 
Je ne vais pas me fouler pour la dernière question : quels sont vos projets ?
J’ai des idées de romans, du matériel qui s’accumule mais ce ne sera pas basé sur des voyages aussi lointains : j’ai envie de revenir à des thèmes politiques. Il faut encore que je ressasse tout ça pour que l’histoire y prenne sa place.
 
Propos recueillis par Laurent Simon
 
Cloé Korman
Les Hommes-couleurs
Ed. Seuil
240 p. – 18,5 €
 
corman3Cloé Korman est « notre » premier roman. La jeune normalienne et ses Hommes-Couleurs, voyagent ensemble dans le for intérieur de deux pays qui n’en font qu’un. USA-Mexique, ou l’histoire de siamois reliés par le cœur.
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