Lyonel Trouillot : Amères Caraïbes

Interviews
Haïti : la dictature sous les tropiques. Politique aussi convaincu qu'écrivain passionné, Lyonel Trouillot est en plus chansonnier, journaliste, directeur éditorial, universitaire... Son dernier roman L'Amour avant que j'oublie aborde une autre terra incognita, l'intime.

Zone: L'amour avant que j'oublie est votre onzième livre, le 6ème publié par Actes Sud. Evoquant trois hommes qui ont été les figures tutélaires ayant présidé à votre destinée littéraire, il a des allures de « livre-testament » alors que vous êtes loin d'avoir l'âge ! Qu'est-ce qui vous a amené à explorer cette voie ? Ne craignez-vous pas une certaine exposition intime ?

Oui, je crains "l'exposition intime". Souvent je dis écrire pour disparaître. En même temps, on ne peut vivre ni parler dans l'oubli totale de soi. Tout livre est un peu un retour sur soi-même. Cette "halte terrible" dont parle Octavio Paz. Cette horrible banalité du voeu de rencontre qui n'inspire à l'autre que le crachat ou l'indifférence a marqué ma jeunesse. L'image de la femme qui revient le plus souvent dans mes poèmes est celle d'une "femme qui ne sourit que de dos". Cela dit, L'Amour avant que j'oublie n'est pas un roman autobiographique. "L'Ecrivain", comme les autres, est un personnage de fiction. Le travail de mémoire est l'appropriation de multiples ressentis que l'écriture, avec ses réussites et ses maladresses, vient redessiner, rassembler en une ou quelques destinées.

Vous brassez dans ce livre l'idée de l'héritage, celle de raconter le passé avant que la mémoire ne l'abîme, y avait-il dans cette démarche un sentiment d'urgence ?

Il n'y a pas d'éternité. Pas pour l'être humain, en tout cas. Je confesse que chaque prise de parole a pour moi le statut, sinon le pressentiment, d'une "dernière fois". Je cours donc lentement dans ce livre vers quelque chose qui a besoin de sortir, question de ne pas mourir, comme le personnage de l'Historien, "avec son piège dans sa gorge". Cela tient à la fois de la modestie et du besoin quelque peu vaniteux ou puéril de communiquer. "Tout se perd et rien ne vous touche / ni mes paroles ni mes mains / et vous passez votre chemin / sans savoir ce que dit ma bouche", écrivait Aragon. Il s'agit donc d'accepter et de nommer la perte, autant que faire se peut. Nous sommes tous des vaincus. La richesse du vaincu - elle peut rester secrète - est son testament. Il ya deux manières de faire. On peut l'aboyer, saisir au collet le passant anonyme, le terroriser. Ou espérer le passage, l'existence d'un être qui voudrait bien nous écouter. Dans les deux cas, on n'est jamais sûr de "toucher". mais on essaie, chacun à sa façon.

Avec Les Enfants des héros (paru en 2002 et republié cette année en poches dans la collection Babel), vous étiez dans la veine qu'on vous connaît, à savoir une littérature engagée, prenant à cœur de décrire la situation catastrophique de Haïti à travers l'histoire des jeunes Colin et Mariéla. La situation a-t-elle évoluée ? Etre écrivain là-bas est-il différent que l'être en France ?

Les choses ont changé en Haïti: le pays est une démocratie formelle comme une coquille vide. Et à la fois, rien n'a changé : on retrouve les mêmes mécanismes d'exploitation et d'exclusion. Je n'aime pas l'expression "situation catastrophique" que vous utilisez. Sans nier l'existence de catastrophes, dans la réalité de mon pays ou dans celle du monde. La catastrophe est un fait, pas un état. Dans Les enfants des héros, comme dans Bicentenaire, ou plus encore dans Rue-des-pas-perdus, j'expose la difficulté d'être, la pénible naissance à soi-même dans les conditions objectives d'une communauté déchirée. Le malheur est le produit le plus détestable des sociétés humaines. Il tue les corps. J'écris les romans des corps aliénés (Thérèse, Joséphine), des corps assassins (Little Joe), des corps assassinés (Lucien, Jacques). Mais j'essaie de ne jamais les réduire à ce qui leur arrive. Je considère même le désespoir comme qualité agissante. Je ne refuse pas l'étiquette d'écrivain engagé. Mon voeu est d'écrire des livres qui ne pactisent pas avec le réel. Avec ces saletés: l'exploitation économique, la bondieuserie, la quasi discrimination, la soumission du désir féminin à l'ordre social... Quand une bourgeoise haïtienne pour qui ses domestiques ne sont pas des humaines - y compris le beau garçon de cour - me dit qu'elle apprécie ce que j'écris, j'ai honte. C'est que je n'ai pas frappé assez fort. En ce sens, j'ai horreur des laideurs haïtiennes. Mais mon pays n'est pas que ça. Aucune réalité n'est réductible à son mauvais côté. Même l'infecte bourgeoise. Bien sùr, il est des gens qui ne changeront pas. Quand cela s'avère être le cas, je n'éprouve aucune douleur à leur faire dans mes petits livres des funérailles de première classe. Etre écrivain en france, je n'ai pas les moyens de commenter là-dessus. Etre écrivain en Haïti - pour moi, évidemment, car on ne peut fixer des règles générales - c'est obéir au jeu déprimant et suave du travail sur les mots sans fermer la porte au réel qui nous interpelle. J'écris avec ce que je vois, ce que je déteste. Et quelquefois ce que j'aime.

Les Enfants des héros montrait bien toute la difficulté à juger d'un crime en cas de légitime défense (en l'occurrence deux enfants maltraités depuis toujours par un père violent qui l'ont empêchés de continuer, définitivement) : Colin et Mariéla sont rattrapés par la justice, vous n'auriez pas imaginé qu'ils s'en sortent ?

Oui, ils auraient pu s'en sortir. Quelqu'un d'autre aurait pu écrire une fin donnant sur le grand large. J'aime l'idée que quelqu'un viendrait terminer autrement mes livres ou les prolonger. J'ai été très fier d'apprendre que quelqu'un voulait prolonger Thérèse, lui donner vie au-delà de mon petit texte. Cela semble n'avoir été qu'une boutade, et j'en souffre un peu. L'idée me plaisait. mais par-delà la blessure d'orgueil, je sais n'être guère un spécialiste des fins heureuses, mais j'espère offir au lecteur que cela intéresserait la possibilité de produire sa propre fin. Sur Mariéla et Colin, j'espère que s'ils existent dans la vie (et il en existe des comme eux dans la vraie vie) ils ne seront pas rattrapés par la police d'une société pourrie qui ne leur a rien donné, c'est peut-être pour cela que j'ai écrit ce livre dans lequel ils se font piéger. Si l'on pouvait écrire des livres qui feraient dire au lecteur: "Merde! Ce n'est pas juste", ce serait peut-être pas mal...

Dans L'amour avant que j'oublie, c'est la rencontre avec une inconnue que le narrateur n'ose pas aborder qui provoque l'envie de lui écrire cette lettre / roman. Il avoue plusieurs fois au cours du récit n'avoir pas aimé vraiment une femme dans sa jeunesse : l'absence de l'amour intensifie-t-elle l'engagement politique du professeur qu'il est, et par là même son inspiration littéraire ?

Dans les faits, l'absence de l'expérience amoureuse rend le corps (la vue et l'ouie) disponible pour autre chose. C'est un livre sans toucher, et la vie de "l'Ecrivain" est une vie dans laquelle il manque désespérément de corps. Forcément cela donne au regard une certaine acuité. La difficulté a été pour moi de ne pas écrire le roman du dépit. A sa place, j'aurais sans doute dit merde à l'amour, aux femmes, un peu comme ce personnage du docteur Jivago qui devient par dépit une machine à broyer sans remords ni émoi. Mais, "l'Ecrivain" est un personnage de roman qui cherche la bonté et fait une vie (la vie n'est parfois rien qu'un souvenir et une espérance) de cette grande absence. Le regard est fondamental en tant qu'hommage à l'Autre. Tout ne peut naître que de cette existence extérieure à la nôtre, de cette matière vive qu'est le corps qui abrite l'être. Surtout le langage. On connaît l'importance du corps dans la poésie d'Eluard... "L'Ecrivain" a engagé ailleurs le temps de l'indisponible corps de l'autre, mais au bout du parcours c'est dans ce corps absent et vu par hasard qu'il cherche une fin et une naissance.

Aucun des trois hommes que vous décrivez au préalable, l'Etranger, l'Historien et Raoul, ne ressemble de fait à l'image qu'il renvoie, chacun porteur d'un secret qui rend son existence (ou ce qu'il en donne à voir selon) bien plus romanesque : est-ce à dire que vous pensez que la fiction naît d'abord de la réalité ?

Tout homme peut être le romancier de lui-même. Produire un réel à sa convenance, une fiction. Tout devient alors à la fois vrai et faux.

Après ce roman très personnel, pensez-vous revenir à une veine plus engagée ou au contraire poursuivre dans cette voie jusque là inédite ?

Je ne sais pas si ce roman est aussi éloigné des autres que vous le laissez entendre. Je ne sais pas quel livre j'écrirai demain. Celui qui s'imposera à moi. Avant d'exister, le livre commence par me devenir nécessaire. Pour mon équilibre ou mon déséquilibre intérieur. de toutes les façons on finit toujours par parler d'amour, de haine, de l'humain.

Propos recuellis par Maïa Gabily

Zone Littéraire correspondant


Lyonel Trouillot
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Last modified onjeudi, 18 juin 2009 23:36 Read 2675 times