Les murmures du temps qui passe

Interviews
Trois questions à Leonardo Padura :
"Une population qui est prête à se séparer d’une bibliothèque remplies de souvenirs afin de pouvoir manger ce sont des choses qui marquent un romancier."


Zone : Dans ce roman, on retrouve avec plaisir Mario Conde, qui est un peu votre double littéraire, est-il le messager de vos pensées.

Leonardo Padura : Je crois que le Conde et moi avons beaucoup de points communs, une sensibilité, un goût pour les histoires, une même vision de la société . Mais il est un personnage de fiction et moi je suis réel ! A Cuba, les gens le considèrent comme quelqu’un de réel et me demandent de ses nouvelles, comment il va, s’il va se marier bientôt, etc. Ils sont attachés à lui comme je le suis aussi. A travers ses émotions, je peux faire passer ma vision des choses et mes histoires. C’est pourquoi Conde s’est retrouvé lié à l’intrigue de cette chanteuse de boléros, histoire que je voulais écrire depuis très longtemps. Conde partage aussi ma vision de Cuba et me permet d’établir , dans mes romans, un état des lieux des maux de l’Ile.

Ce roman offre en effet un nouveau constat lucide et désenchanté sur Cuba. Comment a-t-il été reçut là–bas ?

Vous savez, ma vision de Cuba ne plaît pas à tout le monde mais tant que je peux faire mon travail, être édité là-bas, et y être lu, je suis heureux. Il y a une semaine j’ai reçu pour la première fois un prix littéraire à Cuba. Les choses avancent et je fais mon travail, en marge des problèmes politiques. J’essaie dans mes romans de parler des duretés de cette ville qui me touchent, comme le manque de nourriture qui à de l’importance dans Les Brumes du Passé. Une population qui est prête à se séparer d’une bibliothèque remplies de souvenirs afin de pouvoir manger ce sont des choses qui marquent un romancier. Je voulais parler de la valeur unique, sentimentale et mercantile d’un livre et de ce qui surgit dans l’âme des gens qui sont contraints de s’en séparer. C’est une situation très délicate qui touche tout pays dans le besoin.

Donnez-nous des nouvelles du Conde. Pouvons-nous espérer qu’il va, dans le prochain roman, se lancer pour de bon dans cette aventure de l’écriture qu’il remet encore à plus tard dans les dernières pages des Brumes du Passé ?

Le Conde devrait un jour devenir un personnage de film. Nous avons déjà une adaptation de prête mais c’est très compliqué, vous savez, de trouver les fonds nécessaires pour tourner un film. Il y a aussi le problème du tournage. Une production nord-américaine n’aurait pas la permission de tourner à Cuba. Je suis donc sollicité par des productions latines et françaises. Si je choisissait aujourd’hui un acteur pour incarner Conde, ce serait Jorge Perrugoria, l’acteur de Frase et chocolate. Mais rien ne presse. Lorsque je vois dans vos rues les affiches du film Le Grand Meaulnes, je me dis que rien ne sert d’être pressé. En attendant je travaille sur mon prochain roman qui traitera de l’assassinat de Trotski, et Conde n’y sera pas présent. Par contre, je peux vous dire que mon tout dernier roman, ce sera Conde qui l’écrira ! Mais ce n’est pas demain la veille !

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Le dernier roman de l’écrivain cubain Leonardo Padura est de ces récits qui vous attrapent dès la première page, vous embarquent dans un flot d’émotions et ne vous lâchent pas totalement une fois la dernière page tournée.

Mario Conde, personnage attachant et attaché à la plupart des romans de l’écrivain cubain, est encore une fois le principal protagoniste de ce nouveau roman. Ici, le Conde n’est plus policier comme auparavant, il s’est retiré pour se convertir en un drôle de vendeur de livres.
Noble promotion pour ce rêveur parfois désabusé qui se promène de romans en romans dans l'univers de Padura. Conservant son tempérament sensible et à l’écoute de ses prémonitions, Conde, à qui l’on ne peut s’empêcher de prêter les traits du visage de l’écrivain, revient avec une nouvelle intrigue mêlant, avec une très grande justesse, des émotions poignantes. L'ancien inspecteur Conde plonge dans un passé qui se disperse en brumes douces, obscures et enivrantes. Son nouveau métier consiste à racheter des bibliothèques particulières aux cubains dans le besoin afin de les revendre à des américains fortunés ou de riches cubains. A chaque nouvel achat, il est témoin de poignantes confessions rapportant la vie des livres, les histoires qu’ils ont traversé, conservant entre leurs pages usées certains lourds secrets. C'est dans cet univers particulier et à l’occasion d’une nouvelle bibliothèque à acheter que vont surgir en lui des émotions enfouies depuis des années. En tombant sur le portrait de Violeta del Rio, ancienne chanteuse de Boléros, dans un livre précieux, l'âme de l'inspecteur se réveille en lui mêlée à un de ses pressentiments entêtants et il sait désormais qu'il lui faudra en savoir plus.

La littérature contre l’amnésie

Au fil des pages, ces brumes enveloppent le lecteur d'une douceur et d'une mélancolie qui ne nous quittent pas. Mais derrière l'intrigue délicieuse, nous avons devant les yeux un bilan assez terrifiant de ce qu' est devenu Cuba , entre misère et inégalités, course aux dollars et combines en tout genre. Encore une occasion pour Padura de nous parler clairement de cette ville qui «avance trop vite et dont je ne sens plus le pouls comme le dit le Conde.
Le constat se tisse entre désillusions et trafics portés par la nouvelle génération qui n'a pas froid aux yeux et qui se damnerait pour quelques billets verts. Padura fixe noir sur blanc une époque et ses tourmentes lorsque son Conde tente d’en déchiffrer une autre. Et derrière, en toile de fond, régnant comme un reine sur les émotions et les sensations des personnages : la littérature, à qui il rend un merveilleux hommage. L’amour des livres et leur force, les trésors qui demeurent ou meurent entre des pages, des liens considérables entre des générations : autant de jolies révérences faites dans ce roman au monde livresque et à la culture.
Padura sait manier très justement le mélancolique et le suspens dans une écriture mélodieuse, habitée par le rythme de l’air de boléro qui avance aux côtés de l’intrigue.

Michel Olivia

Les Brumes du passé
Leonardo Padura
Ed.
0 p / 0 €
ISBN: 2864245868
Last modified onmercredi, 24 juin 2009 23:34 Read 3334 times