Entretien avec Colette Lambrichs

Interviews
Un début littéraire tout en douceur... vous avez commencé par des recueils de nouvelles.

J’aime beaucoup la nouvelle, le texte court. Je trouve que la forme y est plus concise, plus directe. J’ai probablement été influencée par les nouvelles lues au cours de ma jeunesse, de mon adolescence, qui me sont restées en tête plus que bon nombre de romans…

Lesquelles en particulier ?

Des nouvelles de Maupassant, de Borges, de Gogol, de Kafka, de Somerset Maugham…

La Guerre est un roman assez court… presque un conte.

C’est une fable. Mais la fin, qui est une véritable conclusion à la fois par la forme et le sens, m’a décidée à l’intituler « roman ».

En effet, votre héros se perd dans un monde parallèle, en guerre avec le sens des mots, et ne parvient pas à s’en tirer en dépit de son retour dans « le monde réel »…

C’est amusant, parce qu’il y a eu, selon les critiques, plusieurs interprétations de la fin du livre. L’une d’entre elles était que la vérité ne pouvait se dire qu’à travers le roman, qu’il était le rempart à cette guerre menée contre le sens. C’est, certes, une lecture possible, mais qui n’est pas la mienne. J’ai voulu dire que dans nos sociétés, érigées en véritables systèmes, tout est bouclé et que rien, pas même la littérature, ne peut s’y soustraire.

Votre personnage principal n’a pas d’échappatoire, tout se déroule selon un plan conçu d’avance, presque mécanique …

Il découvre un monde qui se veut une allégorie du nôtre, la ville de Glome. Urbin Chave s’indigne contre le mode de vie qui lui est imposé, contre l’agression de l’homme sur l’homme. Une violence subie par les habitants de Glome sans même que ceux-ci s’en aperçoivent.

Pourquoi Glome ?

Glome, parce que c’est une racine linguistique qui a donné « agglomération », donc grande ville et foule sans visage. Cela me faisait aussi penser à « glauque ». Je trouvais que cela sonnait bien, et que cela correspondait à l’atmosphère que je voulais créer…

Pour ma part je pensais à Gnome… Une vie sous terre, cachée…

Oui, effectivement ; les mécanismes de contrôle sont pernicieux et occultes, l’oppression est voilée. Elle existe, néanmoins. Urbin Chave découvre que dans cette ville, tout est maîtrisé et surveillé, strictement encadré à chaque instant. Comme sur une autoroute : vous pouvez faire une halte pour prendre de l’essence ou manger, mais le chemin est tracé et l’on ne s’arrête pas où on veut… Tant que l’on fait les gestes attendus et autorisés, tout va bien. C’est une liberté bien limitée, donc illusoire…

Vous imaginiez la fin depuis le début ? Vous saviez exactement où vous alliez ?

Oui et non, une partie m’échappait. Comme dans toute création, on construit à partir d’une sensation, d’une idée ; et l’on finit presque immanquablement par être conduit par la logique souterraine du texte.

Beaucoup de choses dites et pensées par Urbin Chave correspondent exactement à mon état d’esprit, à des sensations que j’éprouve moi-même, à ce que j’ai envie d’exprimer à travers mon métier et dans ma vie de tous les jours.

Vous vous sentez en guerre ?

Oui. Si vous regardez la ligne éditoriale de la maison par exemple, nous essayons de mettre en lumière des textes qui apportent quelque chose, qui vont à contre-courant. Et il est remarquablement intéressant de voir comment tout cela est reçu, à la fois auprès du public mais aussi auprès des journalistes… Lancé sur l’autoroute, où le texte va-t-il être mené, quel public va-t-il toucher ? Ce public sera-t-il nombreux ? Quelles portes de sorties va-t-il emprunter ? Dans l’édition et dans l’écriture, j’essaie de déranger, à ma modeste échelle. Oui, certains écrivains et nous, éditeurs, nous sommes en guerre ; pas contre les mots, mais contre un état d’esprit qui instrumentalise la création. Un de nos livres qui sort à la rentrée, s’appelle Chambre avec gisants, d’Eric Pessan ; il met en scène un personnage qui dit non. Personne ne comprend pourquoi il décide soudain de rester couché…

Mais Urbin Chave, dans La Guerre, finit par dire oui…

Il est piégé ! Le monde dans lequel il évolue, que ce soit à Glome ou dans son univers « d’avant », est manipulé par les mêmes personnes. Il ne peut pas s’en sortir. Tout est verrouillé. Il est cerné de tous côtés. Il me semble que cela est perceptible à la fin, lorsqu’il commence à délirer. Dès le départ, le reportage qu’on lui a confié était orienté ; l’issue était prévue. Certains personnages éparpillés sur son chemin le savent et le lui disent sans pour autant l’aider, mais il se refuse à les croire. Dans la vie de tous les jours, je trouve que c’est un peu comme cela que ça se passe. Individuellement, les gens savent. Ils connaissent la manipulation et les mensonges. Ils en rient, tristement, mais ne font rien car ils pensent qu’il n’y a rien à faire. Le grand échiquier paraît tellement injouable, ou in-déjouable…

Vous êtes très pessimiste…

Les gens réagissent tellement peu et tellement tièdement ! Et cela va en s’empirant. Vous savez, je pratique ce métier depuis vingt-cinq ans, et les murs se resserrent progressivement… C’est très palpable, on se sent de plus en plus étouffé, privé de liberté, privé de la maîtrise de sa propre vie. De son libre arbitre. Glome, c’est une société totalitaire qui existe mais dont on a pas conscience pleinement, que l’on ne voit pas ou qui fait tellement peur que l’on ne veut pas la voir. Il y a une guerre, non localisée sur les cartes, mais elle est là.

Et ça ne peut pas aller en s’améliorant ?

Tout est programmé, quelque part... Les jeunes générations sont instruites de manière à ne pas chercher à comprendre ce qui se passe ! On nous habitue, pour mieux nous conditionner. Ce qui était apparent au départ s’estompe, finit par faire partir du paysage… Vous savez, la censure n’est pas grave. L’autocensure est bien plus inquiétante. Intégrer au plus profond de soi-même tout ce que l’on ne peut pas faire, et s’y plier : ça, c’est dramatique.

Et votre infirmière, qui est la seule à donner un peu de douceur à Chave ?

Elle est prisonnière depuis plus longtemps que Chave et ne peut s’en sortir. Pour le coup, elle s’autocensure complètement ! Elle est triste et désincarnée, incapable de vivre une histoire d’amour. Elle fait partie du système, ne se rend compte de rien, si ce n’est de son angoisse. Elle prend peur car, tout d’un coup, Chave lui fait faire et entrevoir des choses qu’elle n’aurait pu concevoir elle-même : s’acheter des chaussures, décider d’aimer et d’aider l’autre…

Pourquoi ne pas l’avoir sauvée ?

Elle symbolise les habitants de la ville de Glome ; c’est un être collectif. Glome ne peut pas être sauvée, elle non plus. Elle est embourbée. D’ailleurs Chave non plus ne s’en sort pas…

Vous citez Ezra Pound au début du livre : qui est l’ennemi ?

Il est diffus, c’est pourquoi je le matérialise dans la dénaturation du langage. Cette dénaturation permet de faire accepter l’inacceptable. Regardez dans nos sociétés contemporaines : on ne dit plus un éboueur, un aveugle ; on dit un technicien de voirie, un mal-voyant, etc. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres, mais je vous assure que le langage veut masquer la réalité, lisser, édulcorer.

Mais vous aussi vous transformez les mots dans La Guerre

Vous pensez au cooking et au rest-océan… Il faut bien s’amuser et, de temps à autre, utiliser les mêmes armes… C’est comme cette recette de cuisine en plein milieu des délires de Chave, cela me semblait plus drôle, plus léger… J’ai mis peu de mots de mon cru, car j’ai essayé de rendre le renvoi au monde réel le plus lisible possible.

La scène précédant la venue de Urbin Chave à Glome : il s’endort embourbé dans cette espèce de magma dégoûtant qui bloque l’accès à la ville… Signification ?

Urbin en parle comme d’un serpent. Le serpent et la boue, c’est l’ancrage dans le réel. Il s’en extrait, il se coupe du rapport à la matière et au sens. A la fin, il est interrogé et les sens lui reviennent avec acuité (il contemple la fenêtre). Les docteurs manipulateurs poussent ses sens au paroxysme pour mieux les annihiler et ainsi le réintégrer au monde inodore et incolore sans qu’il puisse se révolter. C’est ce rapport au sens et aux sens que j’introduis avec cette scène. Le héros va être initié à la perte de soi, ensuite ses sens l’abandonneront progressivement…

Votre regard sur les tendances contemporaines, en tant qu’écrivain et éditrice ?

Je pense qu’on mise trop sur le roman, qui a complètement envahi la littérature. Alors que l’essai, le conte, la nouvelle, la poésie, le journal intime et le théâtre sont relégués à l’arrière plan…
Des auteurs comme Proust ou Céline marquent le siècle. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, même si il y a des textes importants, on ne peut pas désigner un ou deux écrivains majeurs comme représentant la littérature française. Peut-être est-ce parce que la France a perdu une part de son identité et de son pouvoir de rayonnement intellectuel ? Cependant il y a, dans des genres particuliers, des écrivains magnifiques. Je pense à Augiéras par exemple, qui n’a pas la place qu’il mérite. Trop marginal. Et pourtant, voilà quelqu’un qui a une voix, qui écrit d’une manière absolument magique, qui donne à son lecteur un plaisir jubilatoire.

En tant qu’éditrice, vous aimeriez découvrir les Proust et Céline d’après 1950…

Bien sûr… mais quand je vois ce que les autres publient et que je me demande : « Qu’avons nous manqué ? », je trouve peu de choses.

Si vous pouviez donner quelques uns des critères les plus importants dans la publication de vos textes ?

Difficile pour moi de répondre à cela. M’intéressent des textes qui sont parfois à l’opposé les uns des autres… Si, il y a quand même un rapport à l’authenticité, qui est essentiel. Mais cette authenticité peut prendre des formes si diverses ... Tout dépend de la façon dont un texte est écrit.

La plus grande difficulté de votre métier ?

Il faut pouvoir sentir si un texte peut « être reçu », trouver la forme et le moment justes pour lui donner toutes ses chances auprès du public… C est très difficile. Augiéras, par exemple, est un écrivain qui n’a pas atteint tous ses lecteurs. Un jour on se rendra compte de sa vraie dimension. Il faut pouvoir repérer les textes qui marcheront immédiatement, mais aussi ceux qui s’imposeront plus lentement comme ces pierres que l’on jette dans un lac, qui font des cercles concentriques de plus en plus larges.

Vous aimez publier ce qui n’est pas attendu…

Bien sûr ! Mais ce qui complique aussi les choses, c’est qu’un texte n’a rien à voir avec son auteur… qui est parfois imbuvable. Aujourd’hui, on fait disparaître l’œuvre derrière l’écrivain, et je ne pense pas que cette « starification » des auteurs soit bonne…. Elle masque les qualités littéraires, tout comme l’absence de qualité littéraire. Ce renversement est catastrophique. Imaginez un bègue à la télévision ! Les écrivains n’ont pas choisi l’oralité pour s’exprimer…

Que vous souhaitez-vous pour la rentrée de septembre ?

Que les livres que nous sortons rencontrent le plus de lecteurs possible…

Jessica Nelson

La guerre
Colette Lambrichs
Ed.
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Last modified onlundi, 11 mai 2009 22:06 Read 3969 times