Viande fraîche

Chroniques
L’auteur de bandes dessinées Lynda Barry délaisse un temps les vignettes pour se consacrer à l’écriture d’un premier roman décapant. Âmes sensibles, s’abstenir.

Dans le fond d’un jardin où même les mauvaises herbes ne poussent plus, se dresse une vieille bicoque, ouverte à tous les vents. Ça sent le mauvais alcool, la pourriture, la pisse et la misère. Bienvenue au Lucky Chief Motel. Voilà cinq ans une brigade de policier découvrit en ces lieux ce que les journaux locaux appelèrent à l’époque le « terrible massacre » : des corps abandonnés là, écharpés avec barbarie, aucun indice alentour et une affaire qui, pensait-on, ne serait probablement jamais élucidée. Le même jour, une enfant prénommée Roberta fut retrouvée errant dans le désert, couverte d’un sang qui n’était pas le sien et incapable d’en révéler la provenance. Devenue adolescente, Roberta se décide enfin à raconter son aventure dans un journal aux allures de conte cauchemardesque : « Il était une fois dans une rue crade au pied d’une colline crade dans le quartier le plus crade d’une ville archicrade d’un État, pays, monde, système solaire, univers supercrade. Il était une fois […] une maison de location crade où sur un lit crade une fille crade est assise […]. La fille crade prénommée Roberta écrivait le livre crade de sa vie crade. » Pour son premier roman, l’américaine Lynda Barry nous installe à l’arrière d’une berline rouge cabossée et nous conduit sur la route cahoteuse de Roberta Rohbeson, la fille du boucher. Mais qui est véritablement Miss Rohbeson ? Issue de la middle class américaine, elle mène jusqu’à ses onze ans une existence emplie des problèmes que connaissent un bon nombre de filles de son âge : des amours paresseuses, une demi-sœur envahissante et des parents qui passent leur temps à se déchirer.

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Roberta aurait pu être une adolescente ordinaire si son père n’en avait pas décidé autrement le jour où il quitta la maison familiale, emmenant sa fille avec lui : « D’après la version de l’histoire livrée par la presse, le père m’avait enlevée, kidnappée, emportée au beau milieu de la nuit en laissant à la mère un mot qui disait que si elle contactait la police ou si elle tentait de retrouver l’un de nous il n’hésiterait pas à me trancher la gorge. » La vérité est que Roberta avait grimpé sur le siège passager de la voiture de son père parce qu’elle n’avait rien d’autre à faire. S’ensuivent deux semaines de road trip, à la Bonnie and Clyde, version fille sans papa. Une succession de jours et de nuits durant lesquelles Roberta se laisse enivrer de « pisse-cuite », de cigarettes et de vitesse. Quand ils ne sont pas sur la route, les deux compagnons d’infortune commettent les pires larcins à telle enseigne que l’adolescente apprend très vite à mentir, à voler, à jouer du couteau et à considérer le sang et la mort comme de simples formalités. Surnommée Clyde par son père, la fille du boucher se révèle jour après jour être le fils que le boucher n’a jamais eu. Au passé trouble que Roberta jette sur le papier vient se cogner le présent halluciné qu’elle traverse en compagnie de son amie Vicky Talluso et de quelques autres adolescents en mal d’acides et de trips. Surtout connue aux États-Unis pour ses bandes dessinées qui paraissent depuis plus de vingt ans dans les journaux américains, Lynda Barry change de genre mais pas de registre. Un langage parlé plus vrai que nature (« Hé ! Le Vieux, espèce de salopard. Le Vieux, espèce de sac à merde de menteur. »), des jeux sur la typographie et des scènes qui tirent leur force de leur brièveté : La Fille du boucher aurait tout aussi bien pu se présenter sous forme de bulles. Pourtant, quand elle entremêle les temps l’auteur prouve que son transfuge n’était pas un simple caprice. Son premier roman a déjà tout d’un grand et démontre que l’on peut écrire trash et écrire bien.

Ellen Salvi

La Fille du boucher
Lynda Barry
Ed. Panama
315 p / 23 €
ISBN: 2755702702
Last modified onjeudi, 18 juin 2009 23:40 Read 2847 times