Jim Dodge
Jim Dodge (DR)

Défonce majeure et art mineur

Chroniques

Avec la parution de Not Fade Away, l'ensemble de l'œuvre romanesque de Jim Dodge est désormais accessible en langue française. Ce road novel délirant est dans la droite ligne de ces autres livres... Jubilatoire !

 

« La vie c'est le pied, y a pas à chier ; mais, mec, c'est toute la merde qui va avec qui peut te fout' en l'air. » Si cette citation ne vous arrache pas un franc sourire, inutile de vous procurer Not Fade Away, paru cet automne aux éditions Cambourakis. Selon moi, vous passerez alors à côté d'un écrivain essentiel de la contre-culture américaine, à la langue tout à la fois trash et d'une exigence rare, imagée à outrance, inventive à foison.

Jim Dodge : 65 ans bien tassés, un recueil de poèmes et trois romans à son actif. Fup publié aux États-Unis en 1983 est un conte burlesque, dans lequel une oie gargantuesque prend une place prédominante dans une famille de fermiers qui aurait découvert le secret de l'immortalité... Un whisky fait maison comparable au pire des tord-boyaux ! Stone Junction, roman d'apprentissage paru en 1990, met en scène l'orphelin Daniel Pearse, dont l'éducation au sein d'une agence secrète d'alchimistes et de hors-la-loi, l'OMA, va passer par la découverte successive des arts du déguisement, du crochetage de coffre-fort, du poker ou encore de la disparition. Avec la publication de Not Fade Away, le deuxième livre écrit par Jim Dodge (1987), l'intégralité de l'œuvre romanesque du Nord-Américain est désormais accessible en langue française. On y retrouve tous les thèmes déclinés dans ces autres textes : l'existence prise telle qu'elle vient, la passion des circuits parallèles, le recours immodéré à la drogue comme mode de survie (« défonce majeur et art mineur », écrit-il dans Stone Junction), le goût pour les défilés de personnages abracadabrants, les parcours inénarrables et les situations délirantes. Rien n'est probable chez Jim Dodge, mais tout semble possible. La vie est certes mortelle - et nombre de ces personnages n'y survivront pas -, mais elle n'en demeure pas moins « formidable ! », comme le répète à tout bout de champ l'une de ses héroïnes : Jennifer Raine. Rien n'est sérieux, pas même l'art... Surtout pas l'art ! C'est ce qui en fait sa nécessité. Le romancier est un illusionniste dont le tour ultime consiste à révéler la beauté et la magie de l'existence par la fiction. Les romans de Jim Dodge s'adressent à tous les humains menacés de somnolence...

Un antidote contre la morosité ambiante

Note Fade Away est une histoire de doux dingue, qui parle droit au cœur du loser qui sommeille en chacun de nous. Un bûcheron tombe en panne alors qu'il doit d'urgence livrer des stères pour renflouer son compte en banque. Surgit une mystérieuse dépanneuse qui arbore crânement le nom de « Fantôme ». Son propriétaire, un dénommé George Castin, ne fait pas payer les dépannages : le remorquage gratuit du Fantôme pour les âmes à la dérive est « l'un des rares cadeaux de la vie ». Il emmènera son nouveau passager à bon port, en ne lui demandant qu'une seule chose : écouter son histoire. Le récit de George Castin est celui d'un marginal qui brûle ses 20 ans sur la côte californienne au tournant des années 60, à l'heure du basculement de la génération Beat à la génération Rock'n Roll. Amour libre, amphétamine à gogo, rock à s'en faire exploser les tympans... C'est ainsi que George Castin, « preuve rampante des avanies de la sélection naturelle », brûle sa jeunesse. « Par nature à côté de la plaque », il se laisse dériver, élève la vie sans but et sans méthodes à des sommets, dans une ignorance totale de ce que peut être l'obsession carriériste d'autres.

George a cependant un talent : c'est un conducteur de génie. Il vit d'arnaques aux assurances, jusqu'au jour où on lui demande une mission que son sens pour le moins peu orthodoxe de l'éthique lui empêchera de remplir : voler et détruire une Cadillac Eldorado. Non pas parce que la « tire » en question est flambant neuve, mais parce qu'elle devait être le cadeau d'une vieille dame bourrée aux as au célèbre rocker Big Bopper. Big Bopper a passé l'arme à gauche dans un crash aérien, la vieille est décédée de sa belle mort, et son neveu, l'héritier légitime, compte bien tirer de la Cadillac un bon prix en arnaquant les assurances... Qu'à cela ne tienne ! George portera la Cadillac sur la tombe du grand rocker et lui lira la lettre d'amour qui l'accompagne.

Le voilà lancé à toute bringue dans la traversée d'Est en Ouest des US, avec à ses trousses une armada d'ennemis bien décidés à le descendre. Pour tromper la peur et la solitude, George ramasse en auto-stop tous les paumés qu'il croise sur sa route. C'est ainsi que vont rentrer dans sa vie Double-Dose Johnson, révérend et unique membre de l'Eglise de l'indestructible lumière de l'évangile de la sainte délivrance, Joshua Springfield, qui lance des trains imaginaires dans la vie des citoyens nord-américains afin de les rappeler à la magie de l'existence, ou encore Lew, employé par les dieux pour revendre aux gens des fantômes dont ils ne veulent pas.

Un remarquable travail éditorial

Rien n'échappe au souffle démystificateur de Jim Dodge : Dieu, carrière, culte du corps sain, etc. À la fin, il ne reste que le rire comme remède à la folie environnante et la musique, le « pouvoir hypnotique du rythme », qui se substitue à la volonté humaine qu'en celle-ci vient à flancher. La ritournelle de Not Fade Away pique, gratte, obsède... Comme ont pu obséder avant lui les regards décalés d'un Jack Kerouac ou d'un Jim Harrison.

On rit de bout en bout des galères et des chimères de Georges Castin, ce voyou inoffensif au romanesque absurde, bourré de mauvaise foi, drogué jusqu'à la moelle, subversif sans le vouloir, généreux sans pouvoir se le permettre, grand prince dans un monde en mal de beauté. Il faut souligner la qualité du travail réalisé par les éditions Cambourakis, qui font de la traduction française de Note Fade Away par Nathalie Bru un excellent texte, doté d'une jaquette magnifique. Un travail éditorial de tout premier ordre...

* L'Oiseau Canadèche en français, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Carasso, Ed. Cambourakis, 2010.

** Traduit par Nicolas Richard aux éditions Le Cherche Midi sous le même titre en 2008, puis réédité par 10/18 en 2010.

Not Fade Away

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nathalie Bru

Ed. Cambourakis

384 p. - 22.50 euros

Last modified ondimanche, 08 janvier 2012 18:48 Read 3174 times