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Cloé au pays des latinos

Interviews
ZONE LITTERAIRE
 
Cloé Korman est « notre » premier roman. La jeune normalienne et ses Hommes-Couleurs, voyagent ensemble dans le for intérieur de deux pays qui n’en font qu’un. USA-Mexique, ou l’histoire de siamois reliés par le cœur.
 
Cloé au pays des latinos
 
Le quatrième de couv’
« En 1989, l’ingénieur Joshua Hopper retrouve à New York un ancien ouvrier mexicain, seul témoin d’un chantier ferroviaire qui a englouti dans les années 1950 des sommes considérables, mobilisé des milliers d’hommes… mais qui n’a pas laissé la moindre trace. Le récit de Grís Bandejo entraîne Josh à Minas Blancas, une petite ville au sud de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Là, au seuil du désert, l’ingénieur français Georges Bernache et sa femme Florence, une Américaine, ont dirigé les opérations sans qu’un pouce de rail soit posé. Pourtant les ouvriers n’ont cessé d’affluer : pendant des années, ils ont creusé sous terre un tunnel destiné à les conduire aux États-Unis. Joshua découvre peu à peu la vie de ces deux expatriés, isolés avec leurs enfants au milieu d’une foule mexicaine qui les fascine et les inquiète. Entre les murs du jardin des Bernache, miracle de verdure dans ce paysage pierreux, leur fille Suzanne et leurs jumeaux grandissent avec bonheur sous le regard de l’aîné, Niño, enfant adopté aux airs de dieu aztèque. Mais bien qu’ils soient complices de l’entreprise des clandestins, Georges et Florence savent aussi qu’elle risque à tout moment de les détruire. »
 
Un premier roman signifie aussi premiers lecteurs, premier éditeur, premier critique : comment la sortie s’est elle déroulée ? Sur du velours ou du velcro ?
J’ai eu beaucoup de retours positifs de Télérama, des Inrocks, du Monde… Lors de l’écriture, le livre est un sujet de beaucoup d’émotions puis devient un objet extérieur sur les rayons des librairies. C’est un moment très amusant. Quant aux lecteurs, tous pointent quelque chose de différent : les personnages, l’histoire d’amour entre George et Florence… Il y a eu un an et demi d’écriture et le retravail avec l’éditeur a été très local pour clarifier l’histoire sur quelques points. J’en suis d’ailleurs très contente.
 
On imagine qu’en sortant d’ENS Lettres, l’orthographe devait être plutôt bonne… Tout comme la grammaire et la syntaxe, d’ailleurs. Que restait-il à relire ?
On est toujours surpris au moment de recevoir le manuscrit de tous les casse-têtes et les perversités de la langue française. Ce n’est d’ailleurs pas toujours évident vu que mes personnages ont parfois une langue incorrecte : j’ai du inventer leur propre logique.
 
A vouloir inventer des patois mélanger les discours, les écrivains se prennent souvent les pieds dans le tapis…
Il y a plusieurs styles dans le livre, j’en suis d’ailleurs très contente. Le style de Hopper est transparent, celui des enfants est innocent : je ne le voulais pas naïf ni gaga, je voulais qu’il y ait quelque chose d’adulte qui leur soit particulier.
 
Vous avez travaillé dans le milieu du cinéma et vécut aux USA, est ce que l’écriture scénaristique vous a influencé ?
L’histoire cadre qui emmène les autres souvenirs est très « ciné » : c’est un procédé narratif. Tous les flashbacks en échos entre les deux histoires réunissant Joshua Hopper et Gris partent du sous sol d’une usine. Ce « noir » fait le raccord avec le sous-sol du tunnel. C’est un point de passage entre les plans narratifs : pendant l’écriture, j’écrivais puis j’intercalais l’un et l’autre.
 
On reconnaît souvent les bons écrivains à leurs métaphores… et les vôtres sont de toute première qualité. Ca se travaille comment une métaphore ?
C’est très compliqué la métaphore, il faut se méfier : ça fige le récit ! « La neige de ses cheveux… », etc. Il faut décaler le réel, utiliser des verbes provenant d’autres imageries, pour rendre l’objet visible. Les mots doivent être transparents, simples, quotidiens pour rendre la métaphore visible et audible.
 
La première scène des Hommes-couleurs donne le ton : George et Florence se rencontrent en visitant les pyramides aztèques.
Quand on visite le lieu, la végétation est extraordinaire, les agaves ne fleurissent qu’une fois après de nombreuses années. C’était frappant mais l’équilibre était difficile à trouver entre la gaieté de cette fleur et l’aridité du lieu, l’image de ces fleurs qui explosent en condense bien l’atmosphère. J’aime les natures mortes, leur sensualité, cette tradition picturale de l’immobilité : le temps qui passe, la mort, j’aime ces associations. Les natures mortes s’appliquent bien à l’environnement du Mexique.
 
Le roman s’est il construit sur le voyage ou l’imagination ?
J’étais au Mexique il y a quatre ou cinq ans pour découvrir le pays. J’en suis revenue émerveillée par la familiarité, la complicité que j’ai ressentie même si l’altérité est violente : la culture précolombienne, le rapport à la mort… Tout est différent. Les rencontres ne se sont pas faites par la langue, je ne parle pas espagnol mais le voyage m’a marquée ! J’ai écrit le roman plusieurs années plus tard en arrivant à New-York où j’ai pu prendre conscience de l’importance de la communauté hispanique lors des primaires à la présidentielle. Les latinos sont très présents et dépassent maintenant en nombre la minorité noire.
 
Qu’ont-ils apporté culturellement aux USA ? Leur histoire n’est pas celle d’un esclavage mais au contraire d’une intégration désirée.
Les américains pensent binaire : conflit/réconciliation, guerre/paix… Avec les latinos, il y a un basculement. Le bureau du recensement américain a prévu une case « ethnicity » dans ses études – c’est autorisé là-bas – avec plusieurs choix : noir, blanc… Les hispaniques à 90 % se rabattaient sur la case « autres », rien ne marchait ! En dernier recours, le bureau du recensement a permis de cocher plusieurs cases, ce qui a donné des totaux supérieurs à 100 %. Statistiquement, c’était étrange mais cela épouse mieux la réalité hispanique. En plus de cela, ils ont une culture urbaine très chaleureuse, la latinité mexicaine se nourrit de lieux publics décorés, exactement comme dans le tunnel des Hommes-couleurs. Tandis que l’urbanisme américain, c’est le développement de la maison sans lieu public.
 
Pour en revenir au tunnel, pourquoi l’entrée se situe aussi loin de la frontière côté mexicain ?
L’idée était que le lieu de départ soit vivable. Sans Minas blancas, la ville de départ que j’ai inventé, le tunnel n’aurait pas pu exister. C’est un lieu intermédiaire, hospitalier pouvant accueillir une foule de travailleurs.
 
Pourquoi est il aussi grand ? Pourquoi des dizaines de kilomètres quand un boyau étroit suffit à relier deux points ?
Parce que cette distance était en fait une durée. Le tunnel devient un lieu en lui-même qui symbolise plein d’autres mouvements de migration clandestine. Les migrants sont prêts à tout : certains traversent des bretelles d’autoroute à pied, voyagent sur des toits de wagons de marchandise. Ce sont des entreprises mortelles… mais ce tunnel je voulais le transformer un espace de vie, doux, hospitalier, qui devient un lieu de fête, une sorte de compensation fantasmée.
 
Le livre est traversé par un personnage étrange, musicien bohème, jouant d’un instrument chimérique… Est-il juste le symbole du métissage entre les cultures ?
La musique est un vecteur génial pour parler de métissage. L’avoir fait musicien n’est pas neutre : il incarne effectivement plein de personnage, mais en plus il jette le lecteur sur des fausses pistes. C’était un moyen pour moi de parler d’un peuple à travers un personnage. Cet instrument bâtard qui incarne le métissage est joué par un personnage qui a eu plusieurs vies, plusieurs identités. Dans mon histoire, il y a beaucoup de foules, je voulais leur donner un visage.
 
Avec Tristan Garcia, Vincent Message, Heddi Kaddour ou Jakuta Alikavazovic que nous recevons, la filière ENS ne semblent être jamais épuisée… N’y a-t-il pas un risque de consanguinité artistique ?
Je ne sais pas si c’est à mentionner : dans cette école, nous étions tous guidés par une passion énorme de la littérature. Certes, j’y ai appris certaines techniques, suivi l’atelier d’écriture d’Hedi Kaddour, nous avons passé des dizaines d’heures à étudier les textes mais je n’ai jamais faits de « creative writing » à l’américaine. L’ENS, il ne s’agit que de la réunion de gens qui ont énormément lu.
 
Si ce n’est à l’ENS, comment avez-vous appris à écrire ?
J’ai appris à écrire en lisant : en cas de doute je trouve toujours le bon roman pour me remettre en selle. Je suis une grande lectrice de Hugo, Conrad ou Faulkner. Hugo a une croyance dans les pouvoirs de l’écriture, un sérieux, un enthousiasme parfois grandiloquent mais il apporte la certitude que ce que nous faisons est important. J’aime Conrad pour le voyage, le souffle d’aventure et cette capacité à percer des mystères. Dans Les Hommes-couleurs, les romans mexicains m’ont aidé à créer l’atmosphère : Fuentes, Octavio Paz ou Juan Rulfo. En particulier Pedro par amour – l’histoire d’une sorte de caïd dans une zone semi aride – et Llano en flamme.
 
La littérature mexicaine est bien comme on l’imagine ? Baroque et surréaliste ?
Oui ! Baroque et surréaliste bons mots pour qualifier le Mexique et son immédiateté du fantastique. Tout le contraire de la littérature gothique européenne, en fait. La Mort et les fantômes sont là, présents et pas cachés aux personnages. Les trois auteurs que je citais sont certes mécréants mais imprégnés de cette atmosphère. Ils ont tous cette familiarité avec la mort qui est très présente dans l’imaginaire mexicain, cette façon de s’adresser à elle avec humour, en la tutoyant.
 
Les Hommes-couleurs, joli titre… Un rien d’étrangeté poétique.
J’étais contente de faire un titre qui désignait concrètement un groupe de personnage, ces artistes révolutionnaires qui sont les chefs de chantier et emmènent la construction du tunnel. En toile de fond, il y a toujours cette idée de métissage. J’aime bien être littérale dans la fabrication des personnages  établir une sorte de dialectique entre une approche primitive – en faire des figures, leur donner des attributs rares – puis de temps en temps, par éclair, entrer dans la chair, dans le portrait. J’ai essayé d’avoir cette approche picturale pour désigner une foule… avec de vrais visages. Chacun est un individu, chacun a une histoire qui le pousse à se lancer dans la migration.
 
Toute poésie assumée, il est tout de même question de politique, voire de géopolitique dans Les Hommes-couleurs…
La grande Histoire, c’est l’immigration de millions de personnes aux USA qui ont franchi la frontière. La petite histoire, c’est celle de la famille Bernache, témoin et protectrice de cette entreprise. Victime aussi : un des gamins fout le camp… une manière de refléter dans l’intime, le vécu quelque chose de plus ample. Florence et Georges se métissent eux-mêmes dans le pays ou ils décident de vivre.
 
Ce sont des utopistes ?
Non, ils sont en fait apolitiques, non utopistes, non révolutionnaire et profondément athées dans un univers très croyant où tout le monde vénère la vierge de Guadalupe. Le contexte historique est pourtant dur : le Mexique a connu en 1968 le massacre des étudiants sur la place des Trois Cultures de Tlatelolco – 2 000 morts officiellement. Aujourd’hui personne ne se souvient, alors que ça s’est passé à un mois des Jeux olympiques où ces athlètes américains levèrent le poing avec un gant noir pour dire qu’ils n’étaient pas des animaux de course.
 
Je ne vais pas me fouler pour la dernière question : quels sont vos projets ?
J’ai des idées de romans, du matériel qui s’accumule mais ce ne sera pas basé sur des voyages aussi lointains : j’ai envie de revenir à des thèmes politiques. Il faut encore que je ressasse tout ça pour que l’histoire y prenne sa place.
 
Propos recueillis par Laurent Simon
 
Cloé Korman
Les Hommes-couleurs
Ed. Seuil
240 p. – 18,5 €
 
corman3Cloé Korman est « notre » premier roman. La jeune normalienne et ses Hommes-Couleurs, voyagent ensemble dans le for intérieur de deux pays qui n’en font qu’un. USA-Mexique, ou l’histoire de siamois reliés par le cœur.
 
La quatrième de couv’
« En 1989, l’ingénieur Joshua Hopper retrouve à New York un ancien ouvrier mexicain, seul témoin d’un chantier ferroviaire qui a englouti dans les années 1950 des sommes considérables, mobilisé des milliers d’hommes… mais qui n’a pas laissé la moindre trace. Le récit de Grís Bandejo entraîne Josh à Minas Blancas, une petite ville au sud de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Là, au seuil du désert, l’ingénieur français Georges Bernache et sa femme Florence, une Américaine, ont dirigé les opérations sans qu’un pouce de rail soit posé. Pourtant les ouvriers n’ont cessé d’affluer : pendant des années, ils ont creusé sous terre un tunnel destiné à les conduire aux États-Unis. Joshua découvre peu à peu la vie de ces deux expatriés, isolés avec leurs enfants au milieu d’une foule mexicaine qui les fascine et les inquiète. Entre les murs du jardin des Bernache, miracle de verdure dans ce paysage pierreux, leur fille Suzanne et leurs jumeaux grandissent avec bonheur sous le regard de l’aîné, Niño, enfant adopté aux airs de dieu aztèque. Mais bien qu’ils soient complices de l’entreprise des clandestins, Georges et Florence savent aussi qu’elle risque à tout moment de les détruire. »
 

Un premier roman signifie aussi premiers lecteurs, premier éditeur, premier critique : comment la sortie s’est elle déroulée ? Sur du velours ou du velcro ?
J’ai eu beaucoup de retours positifs de Télérama, des Inrocks, du Monde… Lors de l’écriture, le livre est un sujet de beaucoup d’émotions puis devient un objet extérieur sur les rayons des librairies. C’est un moment très amusant. Quant aux lecteurs, tous pointent quelque chose de différent : les personnages, l’histoire d’amour entre George et Florence… Il y a eu un an et demi d’écriture et le retravail avec l’éditeur a été très local pour clarifier l’histoire sur quelques points. J’en suis d’ailleurs très contente.
 
 

On imagine qu’en sortant d’ENS Lettres, l’orthographe devait être plutôt bonne… Tout comme la grammaire et la syntaxe, d’ailleurs. Que restait-il à relire ?
On est toujours surpris au moment de recevoir le manuscrit de tous les casse-têtes et les perversités de la langue française. Ce n’est d’ailleurs pas toujours évident vu que mes personnages ont parfois une langue incorrecte : j’ai du inventer leur propre logique.
 
 

A vouloir inventer des patois mélanger les discours, les écrivains se prennent souvent les pieds dans le tapis…
Il y a plusieurs styles dans le livre, j’en suis d’ailleurs très contente. Le style de Hopper est transparent, celui des enfants est innocent : je ne le voulais pas naïf ni gaga, je voulais qu’il y ait quelque chose d’adulte qui leur soit particulier.
 
 

Vous avez travaillé dans le milieu du cinéma et vécu aux USA, est ce que l’écriture scénaristique vous a influencé ?
L’histoire cadre qui emmène les autres souvenirs est très « ciné » : c’est un procédé narratif. Tous les flashbacks en échos entre les deux histoires réunissant Joshua Hopper et Gris partent du sous sol d’une usine. Ce « noir » fait le raccord avec le sous-sol du tunnel. C’est un point de passage entre les plans narratifs : pendant l’écriture, j’écrivais puis j’intercalais l’un et l’autre.
 
 

On reconnaît souvent les bons écrivains à leurs métaphores… et les vôtres sont de toute première qualité. Ca se travaille comment ?
C’est très compliqué la métaphore, il faut se méfier : ça fige le récit ! « La neige de ses cheveux… », etc. Il faut décaler le réel, utiliser des verbes provenant d’autres imageries, pour rendre l’objet visible. Les mots doivent être transparents, simples, quotidiens pour rendre la métaphore visible et audible.
 
 

La première scène des Hommes-couleurs donne le ton : George et Florence se rencontrent en visitant les pyramides aztèques.
Quand on visite le lieu, la végétation est extraordinaire, les agaves ne fleurissent qu’une fois après de nombreuses années. C’était frappant mais l’équilibre était difficile à trouver entre la gaieté de cette fleur et l’aridité du lieu, l’image de ces fleurs qui explosent en condense bien l’atmosphère. J’aime les natures mortes, leur sensualité, cette tradition picturale de l’immobilité : le temps qui passe, la mort, j’aime ces associations. Les natures mortes s’appliquent bien à l’environnement du Mexique.
 
 

Le roman s’est il construit sur le voyage ou l’imagination ?
J’étais au Mexique il y a quatre ou cinq ans pour découvrir le pays. J’en suis revenue émerveillée par la familiarité, la complicité que j’ai ressentie même si l’altérité est violente : la culture précolombienne, le rapport à la mort… Tout est différent. Les rencontres ne se sont pas faites par la langue, je ne parle pas espagnol mais le voyage m’a marquée ! J’ai écrit le roman plusieurs années plus tard en arrivant à New-York où j’ai pu prendre conscience de l’importance de la communauté hispanique lors des primaires à la présidentielle. Les latinos sont très présents et dépassent maintenant en nombre la minorité noire.
 
 

Qu’ont-ils apporté culturellement aux USA ? Leur histoire n’est pas celle d’un esclavage mais au contraire d’une intégration désirée.
Les américains pensent binaire : conflit/réconciliation, guerre/paix… Avec les latinos, il y a un basculement. Le bureau du recensement américain a prévu une case « ethnicity » dans ses études – c’est autorisé là-bas – avec plusieurs choix : noir, blanc… Les hispaniques à 90 % se rabattaient sur la case « autres », rien ne marchait ! En dernier recours, le bureau du recensement a permis de cocher plusieurs cases, ce qui a donné des totaux supérieurs à 100 %. Statistiquement, c’était étrange mais cela épouse mieux la réalité hispanique. En plus de cela, ils ont une culture urbaine très chaleureuse, la latinité mexicaine se nourrit de lieux publics décorés, exactement comme dans le tunnel des Hommes-couleurs. Tandis que l’urbanisme américain, c’est le développement de la maison sans lieu public.
 
 

Pour en revenir au tunnel, pourquoi l’entrée se situe aussi loin de la frontière côté mexicain ?
L’idée était que le lieu de départ soit vivable. Sans Minas blancas, la ville de départ que j’ai inventé, le tunnel n’aurait pas pu exister. C’est un lieu intermédiaire, hospitalier pouvant accueillir une foule de travailleurs.
 
 

Pourquoi est il aussi grand ? Pourquoi des dizaines de kilomètres quand un boyau étroit suffit à relier deux points ?
Parce que cette distance était en fait une durée. Le tunnel devient un lieu en lui-même qui symbolise plein d’autres mouvements de migration clandestine. Les migrants sont prêts à tout : certains traversent des bretelles d’autoroute à pied, voyagent sur des toits de wagons de marchandise. Ce sont des entreprises mortelles… mais ce tunnel je voulais le transformer un espace de vie, doux, hospitalier, qui devient un lieu de fête, une sorte de compensation fantasmée.
 
 

Le livre est traversé par un personnage étrange, musicien bohème, jouant d’un instrument chimérique… Est-il juste le symbole du métissage entre les cultures ?
La musique est un vecteur génial pour parler de métissage. L’avoir fait musicien n’est pas neutre : il incarne effectivement plein de personnage, mais en plus il jette le lecteur sur des fausses pistes. C’était un moyen pour moi de parler d’un peuple à travers un personnage. Cet instrument bâtard qui incarne le métissage est joué par un personnage qui a eu plusieurs vies, plusieurs identités. Dans mon histoire, il y a beaucoup de foules, je voulais leur donner un visage.
 
 

statueAvec Tristan Garcia, Vincent Message, Heddi Kaddour ou Jakuta Alikavazovic que nous recevons, la filière ENS ne semblent être jamais épuisée… N’y a-t-il pas un risque de consanguinité artistique ?
Je ne sais pas si c’est à mentionner : dans cette école, nous étions tous guidés par une passion énorme de la littérature. Certes, j’y ai appris certaines techniques, suivi l’atelier d’écriture d’Hedi Kaddour, nous avons passé des dizaines d’heures à étudier les textes mais je n’ai jamais faits de « creative writing » à l’américaine. L’ENS, il ne s’agit que de la réunion de gens qui ont énormément lu.
 
 

Si ce n’est à l’ENS, comment avez-vous appris à écrire ?
J’ai appris à écrire en lisant : en cas de doute je trouve toujours le bon roman pour me remettre en selle. Je suis une grande lectrice de Hugo, Conrad ou Faulkner. Hugo a une croyance dans les pouvoirs de l’écriture, un sérieux, un enthousiasme parfois grandiloquent mais il apporte la certitude que ce que nous faisons est important. J’aime Conrad pour le voyage, le souffle d’aventure et cette capacité à percer des mystères. Dans Les Hommes-couleurs, les romans mexicains m’ont aidé à créer l’atmosphère : Fuentes, Octavio Paz ou Juan Rulfo. En particulier Pedro par amour – l’histoire d’une sorte de caïd dans une zone semi aride – et Llano en flamme.
 
 

La littérature mexicaine est bien comme on l’imagine ? Baroque et surréaliste ?
Oui ! Baroque et surréaliste bons mots pour qualifier le Mexique et son immédiateté du fantastique. Tout le contraire de la littérature gothique européenne, en fait. La Mort et les fantômes sont là, présents et pas cachés aux personnages. Les trois auteurs que je citais sont certes mécréants mais imprégnés de cette atmosphère. Ils ont tous cette familiarité avec la mort qui est très présente dans l’imaginaire mexicain, cette façon de s’adresser à elle avec humour, en la tutoyant.
 
 

Les Hommes-couleurs, joli titre… Un rien d’étrangeté poétique.
J’étais contente de faire un titre qui désignait concrètement un groupe de personnage, ces artistes révolutionnaires qui sont les chefs de chantier et emmènent la construction du tunnel. En toile de fond, il y a toujours cette idée de métissage. J’aime bien être littérale dans la fabrication des personnages  établir une sorte de dialectique entre une approche primitive – en faire des figures, leur donner des attributs rares – puis de temps en temps, par éclair, entrer dans la chair, dans le portrait. J’ai essayé d’avoir cette approche picturale pour désigner une foule… avec de vrais visages. Chacun est un individu, chacun a une histoire qui le pousse à se lancer dans la migration.
 
 

Toute poésie assumée, il est tout de même question de politique, voire de géopolitique dans Les Hommes-couleurs…
La grande Histoire, c’est l’immigration de millions de personnes aux USA qui ont franchi la frontière. La petite histoire, c’est celle de la famille Bernache, témoin et protectrice de cette entreprise. Victime aussi : un des gamins fout le camp… une manière de refléter dans l’intime, le vécu quelque chose de plus ample. Florence et Georges se métissent eux-mêmes dans le pays ou ils décident de vivre.
 
 

Ce sont des utopistes ?
Non, ils sont en fait apolitiques, non utopistes, non révolutionnaire et profondément athées dans un univers très croyant où tout le monde vénère la vierge de Guadalupe. Le contexte historique est pourtant dur : le Mexique a connu en 1968 le massacre des étudiants sur la place des Trois Cultures de Tlatelolco – 2 000 morts officiellement. Aujourd’hui personne ne se souvient, alors que ça s’est passé à un mois des Jeux olympiques où ces athlètes américains levèrent le poing avec un gant noir pour dire qu’ils n’étaient pas des animaux de course.
 
 

Je ne vais pas me fouler pour la dernière question : quels sont vos projets ?
J’ai des idées de romans, du matériel qui s’accumule mais ce ne sera pas basé sur des voyages aussi lointains : j’ai envie de revenir à des thèmes politiques. Il faut encore que je ressasse tout ça pour que l’histoire y prenne sa place.
 
 
Propos recueillis par Laurent Simon
Photo :  Laurent Simon
 
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Les Hommes-couleurs
Ed. Seuil
240 p. – 18,5 €
 
Last modified onmardi, 04 octobre 2011 21:46 Read 5242 times
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