Chaque ann�e, le laur�at du Prix de Flore est cens� �crire une nouvelle. Voici celle de Michel Houellebecq :

"JE SUIS NORMAL. ECRIVAIN NORMAL"

Cela a d� se passer, je pense, au printemps 1992. Mon premier recueil de po�mes, La poursuite du bonheur, venait de para�tre. Je d�jeunais avec Jean Ristat dans une pizzeria d'Ivry-sur-Seine. Il nous ressert du vin, puis, avec un petit sourire timide, m'annonce qu'il fait partie du jury d'un prix. Un prix litt�raire, oui, c'est cela. Le prix Tristan-Tzara, pour �tre pr�cis. Accepterais-je, le cas �ch�ant ? Naturellement rien n'est jou�. A titre personnel �pourquoi le cacher ?- " tu sais ce que je pense de ton travail... ". La c�r�monie est tr�s sympathique, c'est � Aubigny-sur-N�re, dans le Cher : il y aura des vignerons, des conseillers g�n�raux, un maire divers-droite...enfin, la vraie vie. Il y aura m�me un s�nateur, s'il est libre. Mais si je devais refuser ce serait g�nant, tr�s embarrassant ; autant alors ne plus en parler. De totue fa�on �a ne changera en rien � nos relations, dans un sens comme dans l'autre.

Mais bien s�r, Jean, mais bien s�r. Un prix litt�raire ? � la bonne heure. A la limite, youpi.

Quatre ans plus tard. Mon second recueil de po�mes, Le sens du combat, est paru en avril ou en mars. La sc�ne doit se passer en octobre, mais je n'en suis pas s�r (deviendrais-je s�nile ?). Une certitude : je suis au t�l�phone, et le r�le de Jean Ristat est cette fois tenu par Fr�d�ric Beigbeder. Il a envie de voter pour moi, �a se sent ; cependant, il s'inqui�te. Ne vais-je pas, le prix obtenu, d�janter, p�ter les plombs ? Mettre fin � ma carri�re litt�raire, br�ler mes manuscrits, partir dans un ashram au Chili ?

Mais non, Fr�d�ric, mais non. Je contr�le tout, j'ai la situation bien en main. D'ailleurs je suis suivi par Lydie Salvayre, l'auteur de La puissance des mouches. Mon esprit est clair, coh�rent ; l'id�ation est parfaite, la responsabilit� � peine att�nu�e. Lydie peut en t�moigner, �ventuellement sous serment.

Le prix Tristan-Tzara est dot� d'un ch�que de 5000 francs (offert par les Editions Belin), de 50 bouteilles de Sancerre (blanc et rouge panach�s) et d'un j�roboam de Sancerre blanc grav� � mon nom. Le prix de Flore est dot� d'un ch�que de 40 000 francs (offert par qui ?) et de 365 verres de Pouilly Fum� d'une contenance unitaire de 25 centilitres (cette fois, c'est le verre qui est grav� � mon nom). On le voit, m�me sans tenir compte des b�n�fices immat�riels (jury branch�, photographes de Gala en �tat d'alerte), le prix de Flore est plus avantageux. Il est vrai qu'entre temps j'ai publi� un roman, Extension du domaine de la lutte devenu depuis un livre-culte (personne ne l'ach�te, tout le monde le lit ; heureusement, Maurice Nadeau a une politique de couvertures solides). Ecrivain reconnu, je suscite cependant toujours des inqui�tudes. Invit� � colloque � Grenoble (sur la possibilit� d'existence ou de manifestation d'une " nouvelle g�n�ration de cr�ateurs " ; enfin, un colloque), je bavarde avec un des organisateurs �un dimanche matin, au petit d�jeuner, juste avant mon d�part. Tout s'est bien pass� ; il m'avoue son soulagement. " Houellebecq...bonne id�e... " lui avait-on dit ; " mais il faut faire gaffe...�viter qu'il se d�shabille en public. Enfin, essaie... ". Je ne sais pas ; je ne sais que lui r�pondre. Il doit y avoir de faux bruits.

Ce jeudi 7 novembre, donc, je t�l�phone chez Flammarion. Je tombe directement sur Val�rie Taillefer. J'ai le prix de Flore. Ella a l'air heureuse. Et (je le signale pour montrer aux g�n�rations futures que je n�tais pas int�gralement mauvais), r�ellement, ce qui me fait le plus plaisir � ce moment, c'est de sentir � sa voix que Val�rie Taillefer est heureuse. D�tendue. Quand m�me un peu inqui�te sur la fin : " Vous venez, hein, Michel ? Vous nous faites pas faux bond ? ".

Revenons en arri�re. Etablissons les choses avec clart�. Depuis le d�but des ann�es 90, mes publications s'�chelonnent avec r�gularit�. Invit� � la t�l�vision, j'ai bavard�, plein de pertinence, avec diff�rents pr�sentateurs. Pr�sent lors de foires du livre, je me suis pr�t� avec bonne humeur au jeu des signatures et des d�dicaces. Je n'ai jamais insult� un photographe ; bien au contraire, j'entretiens avec certains d'entre eux d'excellents rapports. Je ne comprends pas. Qu'est-ce qui ne va pas, avec moi ? De quoi me soup�onne-t-on ? j'accepte les distinctions, les honneurs, les r�compenses. Je joue le jeu. Je suis normal. Ecrivain normal.

Parfois je me rel�ve la nuit, je me regarde dans la glace ; j'observe mon visage, j'essaie de voir ce que les autres voient, et qui les inqui�te. Je ne suis pas beau, �a c'est vrai, mais je ne suis pas le seul. Ca doit �tre autre chose. Le regard ? peut-�tre le regard. La seule chose qu'on ne voie pas dans la glace, c'est son propre regard.

Dans le taxi qui nous emm�ne � Saint-Germain des Pr�s (nous �tions ensemble � un colloque � Cr�teil), je bavarde plaisamment avec Marc Weitzmann. J'essaie de garder � la conversation un tour badin ; cependant, nous pensons au prix de Flore. Il est ravi que je l'aie obtenu ; un peu surpris, aussi. Il essaie d'interpr�ter l'�v�nement. Il a beau faire, ce gar�on n'arrive pas � croire que les �v�nements se produisent par hasard ; il cherche des signes. Pour un bon gros prix litt�raire, bien corrompu, normal, on trouve en g�n�ral rapidement une explication lumineuse et satisfaisante �du style " �-valoir de Nourissier chez Albin Michel ". Pour le prix de Flore, c'est plus difficile. De notori�t� publique le jury est bizarre, m�lange de mondains et de personnalit�s mal connues. Le tout difficile � acheter, peu fiable. Comment expliquer que j'aie battu sur le fil Truismes, de Marie Darrieussecq, le roman-�v�nement de cette rentr�e ? Avec un recueil de po�mes, qui plus est.

Stimul� par l'enjeu intellectuel, un peu aussi dans la perspective d'un �ventuel discours, je mets au point rapidement un r�cit symbolique. Telle une ancienne et puissante divinit� enfouie sous les sables tertiaires, la po�sie vient de sortir de son sommil stupide. I� i� Ctulhu fhtagn ! Apr�s des d�cennies d'absence, ella jug� bon d' " adresser un signal fort " au deuxi�me mill�naire lib�ral-pourrissant (langue de feu sortant de l'index, � la Mo�se). Je me suis trouv� sur le passage de la langue de feu (dans l'histoire je suis le filament de l'ampoule qui gr�sille, un instant bref, avant de claquer). Quelques papillons de nuit aux antennes ultra-sensibles (Fr�d�ric Beigbeder, Ariel Wizman) ont per�u cet �clair faiblissant. Investis d'une mission neuve, ils ont pris leur envol dans le cr�puscule germanopratin afin d'alerter les populations interm�diaires. Pas mal ; un peu m�galo tout de m�me, les gens vont s'inqui�ter. Vaut-il mieux que je la joue " honn�te travailleur du texte " ? Non �a n'irait pas, j'ai toujours dit le contraire.

Je mets au point une strat�gie interm�diaire, puis nous entrons. Beaucoup de monde, mais moins que dans la nouvelle de Ravalec (BHL, absent ; sa meuf, absente ; Fran�oise Sagan n'est pas l� non plus, mais elle est peut-�tre morte, �a serait une excuse). Cependant, le petit plus qui fait tout oublier ; Charles-Henri Flammarion. C'est tellement plaisant dans l'�dition fran�aise, ce petit c�t� dynastique. Ca semble promettre un univers d'�ditions int�grales, avec relev� des variantes et appareil critique. " Sous la direction avis�e de Charles-Henry, quatri�me du nom, la maison Flammaryon maintint ses territoires, �vitant avec sagesse un dangereux conflit de fronti�res avec le libraire Galymard. Le long r�gne de Charles-Henry, dit "le D�bonnaire ", fut cependant troubl� sur la fin, comme celui de ses pr�d�cesseurs, par des probl�mes de succession. "

J'ai un tr�s bon souvenir de ce prix � Aubigny-sur-N�re. Tout le village s'�tait d�plac�, mass� dans la salle des f�tes, pour ce qui constituait visiblement l'�v�nement culturel de l'ann�e. Ils avaient l'air contents de me voir, ils avaient surtout l'air contents d'�tre l� ; une occasion comme une autre de se retrouver, pas plus b�te que le 14 juillet ou le 11 novembre. M�diateur n�cessaire de leurs festivit�s locales, je me sentais, � ce titre, justifi�. Eh bien ce soir, dans la salle du caf� de Flore, c'est un peu pareil : tout le village s'est d�plac�.

C'est vers 20 heures que tout a bascul�, de mani�re probablement d�finitive. Je me souviens tr�s bien de ce moment. Je bavardais, de mani�re d�tendue et en quelque sorte alanguie, avec Rapha�l Sorin. Nous �tions accoud�s � la balustrade, au premier �tage du Flore. Un photographe s'est approch�. Sans interrompre la conversation j'ai l�g�rement tourn� mon regard vers lui, j'ai esquiss� un sourire ; il ne me d�rangeait aucunement. Depuis longtemps j'�tais � la recherche d'une mani�re de vivre. Eh bien voil�, �a y est, j'avais trouv� ; j'allais devenir star.

Ceci pos�, tout s'encha�nait sans difficult�. Philippe Vandel est arriv�, on m'a remis le prix. Philippe est un ami et un grand professionnel que je respecte.

Plus tard, chez Castel, je fais l'essai de mon nouveau statut. Partout autour de moi les gens dansent ou bavardent. Je suis assis sur une banquette, les mains tranquillement pos�es sur les genoux. Chacun peut m'approcher, me toucher ou me parler ; il n'y a pas de probl�me. Pour chacun j'aurai un mot aimable, correspondant � sa position. On me trouvera tr�s simple, tout en sachant bien entendu que les choses n'iront pas plus loin. En somme ce sera un peu comme ma vie d'avant, mais en plus calme.

Peu apr�s, tr�s discr�tement, je m'�clipse � la f�te ne continuera que mieux, en mon absence. Dehors l'air est calme ,un peu froid. Je me sens normal, biens. Tout va bien. Maintenant, tout va bien.
 

Michel HOUELLEBECQ

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