Prix Interallié : entretien avec Serge Lentz

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Serge Lentz est membre du jury du Prix Interallié depuis une quinzaine d'années. A deux semaines de la remise de sa 69ème édition, il répond à nos questions. Bienvenue dans les dessous des prix littéraires, où l'on rit plus qu'on ne se prend au sérieux.

1/ Comment est né le prix ? Depuis combien de temps en faites-vous partie ?

Le Prix Interallié naquit comme une farce et fut consacré dans un chapeau ! Le mercredi 3 décembre 1930, une trentaine de journalistes, courriéristes, photographes et coursiers attendaient au Cercle Interallié le résultat des délibérations du Prix Fémina. Ils trouvaient le temps long car les dames du jury demeuraient très divisées.
Dans un salon voisin, ces messieurs de la presse encouragés par un généreux défilé de bouteilles décidèrent d'occuper l'attente en décernant leur propre prix. On proposa les lauréats les plus divers et c'est ainsi que dans un bruyant concert de rires et de hurlements, Maurice Chevalier fut brièvement opposé à André Malraux et à Georges Carpentier, champion du monde des poids mi-lourds. L'affaire allait tourner au désordre lorsque ces dames annoncèrent enfin leur verdict. Le Prix Fémina 1930 allait à Marc Chadourne pour son roman, Cécile de la Folie. Pour beaucoup, ce choix fut ressenti comme une injustice qu'il fallait réparer sur le champ. L'assemblée des justiciers décida alors de se transformer en jury pour de bon. Jean Pedron offrit son chapeau pour recueillir les suffrages et après dix tours de scrutin, Malraux emporta la timbale contre Maurice Dekobra et Jean d'Agraives pour La Voie Royale.
Il fallut ensuite trouver un nom pour le Prix. Pierre Humbourg déclara que l'événement ayant pris naissance au Cercle Interallié, il serait logique de l'appeler Le Prix Interallié. Ce fut la première et la dernière fois que les délibérations se tinrent dans ce cercle très mondain. Après avoir voyagé de brasseries en gargotes plus ou moins littéraires, nos assises se tiennent à présent chez Lasserre depuis près de quarante ans. Pour ma part, j'ai reçu ce Prix en 1985 pour mon roman Vladimir Roubaïev et j'ai été invité à rejoindre le jury en 1988, succédant ainsi à Henri-François Rey couronné en 1962 pour Les Pianos Mécaniques.

2/ Comment sont choisis les membres du jury et pourquoi n'y a-t-il pas de femmes ?

Le jury du Prix Interallié est une institution dont on ne sort que les pieds devant... sauf lorsque Antoine Blondin claque la porte sur une grosse colère issue d'un choix qui lui paraît injuste ou que Bernard Pivot décide (peut-être...) qu'il préfère la cuisine de Drouant à celle de Lasserre.
La seule règle fondamentale de l'Interallié est qu'un nouveau membre ne peut être élu qu'à l'unanimité. Si l'on considère les fortes personnalités qui composent ce jury, ce consensus ne s'obtient pas très facilement et il n'est pas rare de voir s'écouler une année et même deux avant qu'un nouvel impétrant nous rejoigne. Il est choisi pour ses mérites professionnels autant que pour ses qualités de bon compagnon, ce qui fait de notre jury une assemblée où l'on parle haut et parfois même très haut. Les lauréats qui nous rejoignent et qui siègeront ensuite avec nous pendant un an sont toujours stupéfaits de l'atmosphère tonitruante qui préside à notre table.
L'Interallié a couronné plusieurs lauréates, mais il manifeste quelque résistance à admettre une femme au sein du jury. Certains d'entre nous ( pas tous...) estiment qu'une présence féminine et les retenues de langage qu'elle entraînerait serait de nature à rouiller cet esprit de corps de garde littéraire dont nous sommes puérilement assez fiers. En dépit de ce machisme un peu élémentaire, il est certain qu'un jour ou l'autre, une femme trouvera sa place parmi nous... mais nous pensons aussi que cela se fera plus vite encore lorsque les dames du Fémina décideront d'accueillir un homme à leur propre table.

3/ Quel est le principe de la sélection ? Que pensez vous de la sélection 2004 ? Etait-ce une belle rentrée ?

Par définition, notre Prix est attribué au roman d'un journaliste. Par rapport aux autres jurys, l'éventail de nos lectures en est donc réduit et cela nous permet de prendre un peu de recul dans le tumulte d'une rentrée abondante. Peut-être même trop abondante !
Pour 2004, je pense que notre première sélection était excellente et que pour nous, en tout cas, ce sera une rentrée intéressante. C'est à peu près tout ce que le très pratique devoir de réserve m'autorise à dire.

4/ Comment se passe le choix final ?

Le choix final est annoncé le Mardi suivant l'attribution du Goncourt à 13 heures précises. Toutefois, il est fréquent qu'a 12 heures 55 la discussion soit encore très animée.
Nous commençons par un tour de table où chacun annonce une, deux ou même trois préférences. Ensuite, une casserole de cuivre fait le tour de la table et nous y déposons nos bulletins secrets inscrits sur un carré de papier soigneusement plié. Jean Ferniot déchiffre les suffrages et Jacques Duquesne les comptabilise. Si aucune majorité n'est atteinte, on discute le résultat, puis on repart pour un autre tour. En général, l'affaire est bouclée en trois ou quatre scrutins, mais cela peut aller jusqu'à treize reprises, comme ce fut parfois le cas.

4/ Y-a-t-il déjà eu des discordances importantes pour un lauréat ou la majorité tombe-t-elle en général d'accord ?

Il n'y a pas de discordances, il n'y a que des opinions divergentes et même si elles s'expriment parfois avec force, elles demeurent toujours courtoises et clairement définies. Il n'y a jamais eu de sang sur la moquette !
Cela dit, il est rare qu'un lauréat soit couronné à plus d'une ou deux voix de majorité mais lorsqu'il nous rejoint à table, il est accueilli à l'unanimité. Il est encore plus rare et même rarissime qu'un lauréat sache qui a voté pour ou contre lui.

5/ En début d'année, certains journalistes prétendaient que le Goncourt de faisait plus recette : pensez-vous que ce soit le cas de tous les Prix ? Quel sens a pour vous l'attribution d'un prix littéraire pour un livre ?

Tous les ans, à la même époque - et cela remonte au bon vieux temps où je jouais encore au cerceau - la presse remet en question les prix littéraires, leur indépendance, leur sagacité, leur pertinence et parfois même leur honnêteté. C'est un vieux marronnier ; il a beaucoup servi et il servira encore. Certes, nos confrères ont le droit et le devoir de formuler ces critiques et nous avons nous-même le devoir d'y répondre. Mais j'estime être assez bien placé pour affirmer que dans nombre de cas et pour l'Interallié en particulier, il s'est écrit souvent beaucoup de bêtises.
Cela dit, il est vrai que les prix littéraires n'ont plus tout à fait le même relief qu'autrefois et cela touche le Goncourt autant que les autres. C'est le monde littéraire qui change, c'est le public qui évolue, ce sont les modes qui se renouvellent et l'édition elle-même qui se transforme. On peut espérer qu'avec ou sans prix pour le récompenser, un chef d'oeuvre ne restera pas ignoré. Mais lorsque plus de six cents romans sont proposés aux lecteurs en l'espace de trois semaines, il faut brasser très profond pour trouver la perle ! C'est là que les Prix montrent leur utilité. Aussi injuste soit-il de couronner un livre au milieu d'autres ouvrages de qualité souvent égale, il faut bien choisir. Cela ne veut pas dire que les jurys soient infaillibles. Ils en sont loin, mais leurs membres ne sont pas nécessairement idiots, incultes ou corruptibles. Il faut croire qu'ils ont assez de compétence pour que leurs listes initiales proposent des oeuvres qui méritent d'être lues. Dans le flot de la marée saisonnière, cela fait tout de même une bonne trentaine de bouquins dont on peut être certain qu'ils s'élèveront au-dessus du lot. Quant à l'heureux auteur qui a décroché telle ou telle autre timbale, il est assuré d'obtenir un tirage assez important pour faire de lui un homme un peu plus fortuné. Et ça, ce n'est pas un mince avantage.


6/ Un autre membre du jury, Bernard Pivot, vient d'être élu à l'Académie Goncourt. Quelle est votre réaction ?

L'arrivée de Bernard Pivot à notre table a été pour moi une grande joie. C'est un homme pour lequel j'ai infiniment de respect et d'amitié. Son départ me désole un peu, bien sûr, mais dans un même temps, je m'en réjouis pour lui car je crois qu'il tenait à cette consécration.
Il est évident qu'il nous manquera, mais ainsi que l'évêque le disait à la danseuse : nul n'est irremplaçable... hélas !

Maïa Gabily


Serge Lentz
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