Agnès Desarthe, à consommer sans modération

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Mangez-moi à l’Ogre à plumes. On n’aurait pu imaginer lieu plus adapté pour discuter de l’ouvrage savoureux d’Agnès Desarthe, qui éveille et stimule nos papilles autant que nos sentiments. Dégustation en toute sobriété d’une discussion aussi généreuse que les petits plats de Myriam, l’héroïne aussi ordinaire qu’atypique de son dernier roman.

Zone: Par rapport à vos livres précédents, Mangez-moi peut apparaître comme une fiction plus distrayante et plus légère. Avez-vous l’impression d’avoir achevé un cycle d’écriture et d’en avoir amorcé un autre ?

Agnès Desarthe : Non, je ne crois pas. Je ne suis jamais sérieuse. Chaque livre est pour moi un itinéraire précis qui me conduit d’un point à un autre et on retrouve des thématiques communes dans tous mes livres. Le dernier peut sembler plus divertissant à la lecture, mais il ne s’agit pas d’une rupture.

Que cache l’invective du titre de votre dernier ouvrage ? L’idée d’une incitation à l’anthropophagie est assez vite écartée… Faut-il alors y lire un appel à l’aide, à l’amour, à l’affection ?

La référence la plus évidente pour moi a été le personnage d’Alice dans Alice au pays des merveilles, lorsqu’elle doit choisir entre deux gâteaux marqués de l’inscription « Mangez-moi », et dont l’un la fera grandir tandis que l’autre la fera rapetisser. C’est une chose à laquelle je n’avais pas pensé d’emblée. Mais lorsque j’ai écrit cette phrase prononcée par Myriam, le rapport a été évident. Il m’a aidé à construire et à faire avancer mon personnage. Cette péripétie à laquelle Alice est confrontée constitue en effet une métaphore en creux de Myriam qui a beaucoup de mal à s’adapter à l’environnement ambiant. Elle est soit trop faible, soit trop forte. Cette phrase renvoie aussi à l’idée de sortilège, d’incitation. Cet impératif est de l’ordre de la tentation car Myriam succombe facilement. C’est aussi une question d’offrandes, au travers des aliments et des petits plats qu’elle confectionne avec amour et vend ou donne pour presque rien. Dans cette mesure, un sous-texte érotique est même présent.
J’aime aussi le jeu de miroir créé entre le titre, le moment où Myriam prononce cette parole, et le « lisez-moi » de la fin du livre. L’écho de ces deux impératifs m’a permis de boucler la boucle et d’instaurer un jeu avec le lecteur.

La référence culinaire, omniprésente dans ce roman, pourrait même être considérée comme une métaphore du processus d’écriture…

En effet, les deux démarches sont assez proches. Ce qui m’intéresse dans l’écriture est de mélanger les mots, entre « anciens » et plus modernes, les registres de langue et même les genres littéraires, en empruntant aussi bien au conte qu’à la tradition romanesque… Je cherche ainsi à jouer sur l’inédit. Cette façon d’entrechoquer les mots a quelque chose de très culinaire comme façon d’écrire (comme l’on peut tenter d’associer de nouveaux aliments, de nouveaux condiments, de s’éloigner de la recette…).
Ce que je cherche avant tout est à croiser les genres, échanger aussi bien entre la littérature pour enfants et celle pour adultes. Une des caractéristiques fondamentales de la littérature, pour moi, est qu’elle constitue un espace de liberté absolu. Je n’en connais pas d’autres. Elle permet toutes les expérimentations. Par-dessus tout, l’univers du livre pour enfants permet cela. Il exige bien sûr une évidence et une cohérence, mais l’irrationalité et le rêve y sont plus aisément tolérés, tout n’a pas besoin d’être expliqué. Cette liberté des enfants est fondamentale et je m’attache à la conserver. Par ce que j’écris, je ne souhaite pas être dans le simple constat du quotidien. Je cherche à le dépasser.

La notion de secret est d’ailleurs souvent présente dans vos romans…

Oui, parce que tout le monde en a. C’est pourquoi tous mes personnages en ont. Mais ce qui me plaît là dedans est la théâtralisation qui en entoure la divulgation ou la confection au quotidien. Je trouve touchantes les manières et les comportements que les gens adoptent pour se les confier. C’est une pulsion vers la fiction au cœur même de la vie et donc à portée de main.

Vous ne jugez jamais vos personnages, mais Myriam a le sentiment d’avoir vécu plusieurs existences. Et-ce là une richesse ou un signe d’instabilité ?

En effet, je ne juge pas mes personnages. Myriam s'adapte extrêmement bien physiquement aux environnements qu’elle rencontre. Elle est prête à dormir dans son restaurant, prendre sa douche dans son évier… En revanche, elle est inadaptée psychiquement. Elle est en recherche permanente d’affection. L’ouverture d’un restaurant et les habitués qu’elle nourrit en dépit de tout bon sens comptable, les associés dont elle s’entoure, tout cela traduit un effort de Myriam vers une réconciliation et une reconstitution de l’idée de famille : la sienne l’ayant abandonnée, voire reniée. C’est ce que j’ai voulu traduire dans l’idée du phalanstère. Comment former un groupe sans une famille ? Quel genre d’aliénation ou non cela produit-il ?

C’est en effet un des aspects plus politiques de votre livre. De même, avec le personnage d’Ali Slimane qui vient plus ou moins au secours du personnage principal, juif. On peut y lire un appel au dialogue entre les peuples. Après tout, la littérature est peut-être un moyen plus léger de faire passer ce type de discours…

S’il y a une lecture politique à faire de l’intervention d’Ali Slimane, elle réside dans le fait que cet Arabe est fermier et non pas ouvrier ou épicier ni même trader. Mais ce n’est pas une manière de témoigner sur le conflit israélo-palestinien. Pour moi, les rapports entre Arabes et Juifs ne sont pas un problème, aussi surprenant que cela puisse paraître. Je ne ressens donc pas le besoin d’écrire là-dessus.
Le roman n’est toutefois pas dépourvu de dimension politique. Myriam se lamente ainsi de la prégnance d’un idéal unique qui l’affecte particulièrement en tant que gourmet et cuisinière : la dictature de l’idéal de la minceur et de la nutrition. Et sa capacité à vivre plusieurs vies est une grande richesse. Elle est la manifestation d’une lutte ouverte contre le déterminisme social qui tend à éliminer tout questionnement et toute angoisse. Dans ce contexte, se mettre en danger et expérimenter de nouvelles choses relève de l’insurrection.

Avant de se lancer dans l’aventure de la restauration, Myriam a connu un passage à vide et a côtoyé l’univers du cirque. Qu’est ce qui vous a attiré dans cet univers ?

Le cirque met surtout en valeur la décalage qui existe dans certains milieux entre le risque et la fatigue engagés, les épreuves que l’entraînement quotidien représente, et le peu d’argent et le manque de reconnaissance qui en résultent. Cette faible rentabilité est symbolique de la littérature et de l’art en général, qui, sous certains abords, semble ne servir à rien alors que certains y passent leur vie. Cela pose vraiment question. Qu’est-ce que l’on cherche ? Toute la beauté est dans l’effort, le travail, la passion du risque , la liberté et le nomadisme que cela engendre.

Vous n’êtes donc pas comme certains auteurs qui ont leur refuge sacré d’écriture, reclus et coupés du monde ?

Non, une fois que j’ai un projet en tête, je peux écrire n’importe où, qu’il y ait du bruit ou bruit ou non, je ne l’entends pas: ce n’est pas la peine d’essayer de me téléphoner à ce moment là! L’environnement compte beaucoup pendant l’élaboration, la maturation du projet, mais peu pendant l’écriture car je me crée alors un univers mental. En revanche, si je peux tout à fait imaginer une journée sans écrire, je ne pourrais pas imaginer une journée sans lire.

Vous semblez avoir mis du temps à vous mettre à la lecture, alors qu’elle est désormais omniprésente, à l’image de Myriam qui, si elle a peu de livres, en conserve obligatoirement avec elle, au point d’installer une bibliothèque portative au sein de son minuscule restaurant.

Je ne me suis mise à lire que très tardivement. Enfant, j’écrivais beaucoup mais je ne lisais pas. Je ne voyais pas encore le lien entre les deux, qui me paraît évident aujourd’hui. Mais peut-être que ce retard a-t-il préservé en moi une certaine naïveté qui fait que je conserve une grande capacité d’émerveillement à chaque lecture.
Je me suis longtemps interrogée sur le démarrage tardif chez moi de cette activité qui est aujourd’hui essentielle et incontournable. Je pense que c’est dû à la tradition de l’oralité qui a bercé l’univers de mon enfance. Dans ma famille, on me racontait énormément d’histoires à haute voix. Du coup, la parole était omniprésente et je ne ressentais pas le besoin de la trouver ailleurs.

A un moment, Myriam parle d’ivresse nocturne. C’est à ce moment là qu’elle est la plus inspirée et s’adonne à la rédaction de la liste de ses bonnes idées. Le soir, voire même la nuit, sont-ils aussi pour vous les moments idéaux pour l’écriture ?

Rassurez-vous, je n’écris jamais sous l’emprise de l’alcool… Mais l’écriture me procure un état d’ivresse en elle-même. Elle m’invite à lâcher prise et me fait perdre toute notion du temps et de l’espace. L’univers ambiant devient fait de contingences et développe une vraie passion de se quitter. Je me reconnais donc dans un certain type d’ivresse, mais pas nocturne car je n’écris jamais la nuit, seulement l’après-midi. Passée une certaine heure, je suis trop fatiguée et je perds mobilisation et concentration.

Photo: Sebastien Dolidon
www.dolidon.fr

Mangez-moi, d'Agnès Desarthe, éditions de l'Olivier,
306 pages, 20 euros.

Laurence Bourgeon


Agnès Desarthe
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