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Nouvelle prose du Transsibérien

Rosa Liksom Rosa Liksom DR

La littérature nordique est bel et bien vivante. Le doute n'est plus permis depuis de nombreuses années déjà avec l'essor, entre autres, des fameux polars suédois ou des comédies sociales grinçantes d'Arto Paasilinna. C'est une compatriote de ce dernier, Rosa Liksom, que l'on découvre à présent, dans un registre bien différent. Hors de sa terre natale mais voisine, elle nous fait traverser le territoire russe, de Moscou à la Mongolie, en passant par la Sibérie. Une immersion ferroviaire rafraîchissante, déracinante et dépaysante.

Le motif ferroviaire irrigue largement le champ littéraire. Outil narratif indicateur d'un déplacement, il peut être investi d'un rôle plus crucial, devenir un actant à part entière : Le crime de l'Orient-Express d'Agatha Christie, La Modification de Michel Butor ou plus récemment Zone de Mathias Enard... On ne compte plus les romans qui dotent le train d'une fonction qui dépasse celui de simple décor pour contribuer à une réelle dynamique narrative, encadrant et stimulant une réflexion nourrie par la contemplation des paysages qui défilent derrière les fenêtres, propices à la divagation, au flux et au reflux des souvenirs et des pensées.

Dans Compartiment n°6, la jeune femme - puisque c'est ainsi que Rosa Liksom nomme son personnage principal - s'embarque ainsi dans le Transsibérien au départ de Moscou. Elle est géomètre ou géologue... On ne sait pas trop et peu importe car ce n'est pas son métier qui l'a lancée sur les rails mais la volonté, plus sentimentale, de réaliser un vieux rêve initialement conçu à trois : celui de traverser la Sibérie en train jusqu'en Mongolie. Désormais seule à même de concrétiser ce projet, elle se lance néanmoins, s'installant dans un compartiment qu'elle va devoir partager avec un homme également seul, ouvrier en bâtiment intérimaire, rustre, alcoolique, machiste et raciste. Beaucoup pour un seul individu qu'elle, frêle Finlandaise, semble sinon tolérer, au moins supporter avec un flegme étonnant. Sans doute parce qu'ayant grandi avec son père et son frère, elle est familière de différentes formes de masculinité et, sait percevoir les failles, les faiblesses voire un soupçon de sensibilité nimbé de générosité derrière la rusticité apparente de cet homme. Le voyage va toutefois peu s'apparenter à celui d'agrément, en dehors de celui de la contemplation des paysages. L'expérience radicale de la promiscuité qu'il impose inviterait plutôt au repli sur soi tant le trajet tend à prendre des allures d'enfer au fil des logorrhées spiritueuses, et crues de son voisin de couchette. Un sentiment d'enfermement et de claustration qui contraste étrangement avec l'immensité des paysages traversés... Heureusement cependant, il y a les escales. Au cours desquelles la jeune femme consent étonnamment à se laisser accompagner par son voisin de couchette pour mieux aller à la rencontre des autochtones.

Car si l'on comprend vite, au fil du surgissement des souvenirs qui reconstituent sa trajectoire personnelle à la manière d'un puzzle, que l'impulsion de ce départ, au-delà de la promesse à accomplir, est dictée par un besoin impératif et personnel de prendre du recul par rapport à son existence, c'est aussi à un véritable voyage dans le temps et dans l'espace russe qu'elle nous convie.

Des vies et des destins

Moins aventureuse qu'un Andrejz Stasiuk, qui se rend par ses propres moyens dans les contrées les plus reculées et inconnues d'Europe centrale dans le but de voir et comprendre comment ces hommes vivent, la jeune femme profite en effet néanmoins de chaque arrêt autorisé pour s'extraire du cocon plus civilisé de son compartiment pour observer le mode de vie ou de survie de ces compatriotes. Sans la présence de certains indices technologiques signalant l'arrivée d'une certaine forme de modernité, il est ainsi stupéfiant de constater à quel point le fonctionnement de certaines régions semble figé dans le temps, des années en arrière. Combinant étonnement et distance pour se préserver, la jeune femme côtoie ainsi successivement habitants de Novossibirsk, Ukrainiens, Mongols... le tout agrémenté des commentaires rudimentaires et manichéens de son compagnon de compartiment.

Dans ce récit qui devient un véritable petit traité ferroviaire de géopolitique, se dessine ainsi progressivement le portrait d'une Russie disparate et déchue. Par le biais de cette jeune femme amenée à faire l'étrange expérience de se sentir étrangère dans son propre pays, même d'adoption, Rosa Liksom met en évidence des modes d'existences aussi contemporains que disparates. Une étape nécessaire pour la jeune femme, préalable à toute possibilité de nouvel enracinement dans un Moscou dont elle se sentait exclue. Une invitation au voyage, à la tolérance et à la relativisation de la différence toujours plus d'actualité. Vivement le prochain départ !

Compartiment n°6

Rosa Liksom

Editions Gallimard

Traduit du finnois par Anne-Colin du Terrail

212 p. - 19,50 €

Dernière modification le Sunday, 08 September 2023 23:07

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