#116 - Du 27 mars au 20 avril 2009

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Richard Powers : � Je suis une sorte d'hybride �


Un, deux, trois, dix mondes. Aucune terra incognita ne semble �trang�re � Richard Powers, ranger de profession. R�alit� virtuelle, biologie mol�culaire... Mais s'il est un substrat � roman dans la science, c'est bien le cerveau, si�ge de toute narration. Dans la chambre aux �chos, Richard Powers va donc � la rencontre de son propre cr�ateur, � la confluence de la r�alit� et de toutes les fictions. Zone l'a tr�pan� pour vous. Interview.

Beaucoup d��crivains � on peut citer Michel Houellebecq � utilisent le monde scientifique dans leurs romans. Le r�sultat est souvent clinique et/ou cynique. Malgr� votre int�r�t profond pour les sciences, il n�y a pas une trace de d�shumanisation dans vos livres. Vous aimez l�humanit� � ce point ?

Quelle entr�e en mati�re ! Quels sont mes sentiments pour l�humanit�? Que je lise un ouvrage cynique ou clinique, peu importe, pourvu qu�il est ing�nieux, puissant ou d�sesp�r�. Il me semble en fait que le cynique est juste un romantique qui a peur que son amour pour l�humanit� puisse ne pas �tre partag�. Il y a des moments de grande noirceur dans mes livres des moments o� les personnages font des choses insupportables, � eux-m�mes ou aux autres� Des moments au-del� du pardon o� l�id�alisme le plus pur se r�v�le �tre en fait int�ress� ou aveugle.
Mais, � mon sens, l�esprit de la Grande litt�rature � qu�il se cache derri�re l�amertume, le nihilisme ou la branchitude � peut toujours �tre r�sum� par un � Quand m�me � [En fran�ais dans le texte, NDLR]. Nous devons tous �tre pardonn� et m�me aim� en d�pit, ou parce que nous sommes tous digne de piti�. Ce qui m�intrigue dans votre question est que vous opposez science et humanisme� Je me dois d�insister sur cette fausse dichotomie : il n�y a rien de plus humain que la recherche scientifique en ses d�espoirs, ses peurs, ses motivations ou ses cons�quences. Et des philosophes et des sociologues contemporains comme Bruno Latour l�ont bien rappel� aux �crivains am�ricains !

Vous pensez comme un scientifique mais votre �criture est tr�s po�tique. L�explication r�side-t-elle dans votre double cursus en science et litt�rature ?

Ce double cursus est plut�t la cons�quence de mon temp�rament que la cause : je ne vois pas vraiment de diff�rence entre la curiosit� omnivore d�un scientifique et les effusions du po�te. Alors, oui, cette abominable dichotomie de soi-disant � deux cultures � divise peut-�tre une bonne partie de l�humanit� en deux camps, for�ant certains � croire qu�ils doivent faire un choix entre raison et affect, entre faits et sentiments. Mais pour beaucoup, ce dualisme est un non-sens. La plupart des scientifiques que je connais sont des po�tes du dimanche, de grands esth�tes ou de fins philosophes de banquet. De plus, s�il y a une quelconque haine de l�empirisme de la part des po�tes, je ne suis pas au courant. Peut-�tre un ressentiment mutuel, mais n� de l�envie, pas d�autre chose.

Si l�on consid�re la tr�s large port�e de vos go�ts (programmation, musique, ornithologie�), peut-on dire que vous �tes un dilettante, dans le bon sens du terme, �videmment !

Dilettante est un peu p�joratif en Anglais, mais j�endosserais le costume fi�rement ! Les nombreux m�tiers que je me serais bien vu exercer ont g�n�ralement �t� la carri�re des protagonistes de mes livres. C�est une chance �norme en tant qu��crivain de pouvoir vivre intens�ment au moins par procuration toutes les vies que je n�ai pas eu. Mais la pr�sence de toutes ces disciplines dans mes romans a une autre motivation. Ce qui effraie ou passionne les gens sont souvent les meilleurs indices sur leur personnalit� et rien ne peut r�gir plus �troitement notre paysage �motionnel ou nous d�finir mieux que nos professions. Nous y passons apr�s tout la majorit� de nos journ�es !

Peut on dire alors que vous �crivez de la �science+fiction� ou de la fiction scientifique? Vous sentez-vous l��me d�un vulgarisateur, quand vous traitez de sujets aussi divers que la neurologie, dans La chambre aux �chos, de la biologie mol�culaire dans Gold bug variation (non traduit encore en Fran�ais) ou de la r�alit� virtuelle dans Plowing the dark (idem) ?

Latour, encore lui, appelait l�exploration scientifico-litt�raire la � scientifiction � : de la fiction nourrie des int�r�ts de la communaut� scientifique, pour la distinguer de la fiction qui pour une part utilise la science en arri�re-plan ou comme fa�ade ou au contraire comme un support � un imaginaire alternatif, ce que l�on appelle plus simplement la science fiction. Le but n�est pas de cr�er une nouvelle esth�tique du savoir scientifique, il en poss�de d�j� une tr�s profonde, avec ses tenants et ses aboutissants. Il y a au moins autant de cultures scientifiques qu�il y a de cultures tout court, j�irais plus loin : la culture cr��e par les sciences empiriques supportent la comparaison avec d�autres identit�s transnationales, � travers les �ges.
Le but de mon travail est plut�t de montrer le c�t� absolument inali�nable des sujets scientifiques, technologiques et du champ litt�raire traditionnel : l�exploration du soi et de la soci�t� en lutte pour s�accommoder d�un monde fini et mortel. Si le r�le du roman est de poser des mots sur notre environnement, comment est il possible de le faire sans y placer au centre ces immenses forces qui nous fa�onnent tous ? Repr�senter le monde du XXIe si�cle sans faire de la science et de la technologie les protagonistes serait comme raconter l�Europe m�di�vale sans mentionner l�Eglise.

Vous avez �crit La chambre aux �chos d�une mani�re originale en utilisant un logiciel de reconnaissance vocale ! Vous vouliez �viter d�avoir mal aux mains ? Ecrire sans limitations physiques ?

Je l�utilise � l�instant m�me ! Mes mains ne touchent pratiquement plus les claviers en ce moment� Et c�est le troisi�me roman que j��cris de cette fa�on. Dicter mes textes est plus rapide et pr�cis pour moi que les taper. J�arrive � des pointes de vitesse de 140 mots par minute. Parler dans une pi�ce vide demande un peu d�entra�nement mais une fois que la barri�re initiale est franchie, il est tr�s difficile de faire marche arri�re : forcer des pens�es complexes � entrer dans des lettres trop simples, en tapant sur cette interface si peu ergonomique un doigt � la fois, ce n�est plus possible.
En plus de la vitesse et de la simplicit�, et au-del� m�me de l��conomie de peines et de douleurs pour mes articulations, la dict�e num�rique offre deux autres avantages. La cr�ation est plus douce et plus fluide, sans avoir � � shifter � constamment entre mon imaginaire et le processus m�canique de l��criture. Cela me ram�ne � la lucidit� originelle du langage, qui est initialement notre relation la plus naturelle avec les mots. De plus, je peux entendre la pulsation et la cadence de mes phrases au fur et � mesure de leur cr�ation. Beaucoup d��crivains lisent pour eux-m�mes � haute voix leurs brouillons. Je peux moi aussi m�entendre mes phrases mais � l�instant m�me o� je les �cris ! Ce qui compresse la cr�ation et la r�vision en un seul flux, plus continu.

Vous �tes consid�r� comme un �crivain pointu en France mais votre travail a des tournures tr�s classiques � mon sens, un peu � la mani�re de Philip Roth. Jusqu�o� plongent vos racines litt�raires ?

Les plus profondes plongent jusqu�au modernisme europ�en des premi�res d�cennies du XXe si�cle : Proust, Mann, Joyce, Svevo, Musil� Mon esth�tique, mon style ou mon ton ne sont pas forc�ment les leurs mais ces livres m�ont fait d�couvrir que la mimesis [Au sens aristot�licien, la mimesis est l'imitation, la repr�sentation du r�el par la litt�rature, NDLR] de la r�alit� conventionnelle pouvait �tre � la fois subversif et attrayant et que le r�sultat � ni vraiment r�aliste, ni compl�tement abstrait � cr�ait en fait une sorte de troisi�me axe qui refl�te mieux et plus robustement la fa�on dont notre cerveau aux multiples zones d�sagr�ge et r�assemble le monde. Je suis une sorte de mul�tre, un hybride, quelqu�un qui ne veut pas choisir et qui m�me prend plaisir � briser les cat�gories.

Une des th�ories que vous empruntez dans La chambre aux �chos suppose que la narration est la fa�on dont notre cerveau acc�de � la r�alit�. Cette derni�re n�est-elle donc juste l�histoire la plus majoritairement accept�e : c�est une pens�e plut�t s�ditieuse�

Maintenant que j�ai fini le livre, je ne suis m�me plus s�r que la r�alit� serait aussi stable que le consensus narratif dont vous parlez. Le fonctionnement de nos cerveaux, tous autant qu�ils sont, n�est ni harmonieux, ni fixe, ni continu, ni m�me tr�s fiable ! Nos t�tes sont remplies d�un parlement bruyant constitu� d�au moins trois cent subdivisions, chacune d�entre elle mettant � jour un bon nombre d�autre dans un processus continu d�approximation r�cursive [par calculs approximatifs et r�p�t�s, NDLR] � et chacune d�entre elles est susceptibles de subir des dommages passagers ou irr�versibles, plus ou moins graves. La r�alit� nous arrive approximativement, par des ajustements continus : la triangulation de processus produits eux-m�mes par des milliards d�ann�es de correction. Le � je � n�est pas un autre, ce serait trop facile ; le � je � est une histoire qui ne fonctionne jamais tout � fait. Heureusement que les autres sont l� pour aider � stabiliser le brouillon.

Est-ce que Oliver Sacks � c�l�bre auteur de L�homme qui prenait sa femme pour un chapeau � ou tout autre neuropsychologue, d�ailleurs a �t� un mod�le pour l�un des personnages principaux de La chambre aux �chos, je veux parler de G�rald Weber ?

J�ai lu les travaux d�Oliver Sacks parmi d�autres en faisant les recherches pour mon livre, tout comme celui d�autres neuroscientifiques. Sur ce sujet, Sacks fait partie des �crivains les plus sensibles, son approche et son talent tr�s expressif ont �t� une grande source d�inspiration. Mais l�homme Gerald Weber n�a rien � voir avec l�homme Oliver Sacks et je me suis �chin� dans le livre � �viter qu�il y ait la moindre confusion biographique, au point m�me d�y introduire une blague � propos de quelqu�un qui aurait confondu Weber � Sacks !
J�ai n�anmoins ins�r� quelques �l�ments r�els comme les critiques occasionnelles dont a pu souffrir Sacks, que je trouve d�ailleurs largement infond�es. Les possibilit�s dramatiques qu�ouvraient l�histoire d�un scientifique accus� d�exploiter ses patients malgr� son empathie en tant qu��crivain et docteur m�ont int�ress� : que se passerait il si de telles accusations �taient port�es � quelqu�un d�honn�te et de sensible qui les auraient prises au s�rieux ? C�est l�histoire de mon personnage, G�rald Weber.

Comment avez-vous d�couvert les grues, ces oiseaux qui sont proprement l�anima de votre roman ?

Je n�aurais m�me pas pu reconna�tre une grue d�une cigogne jusqu�� un certain �t�, il y a huit ans. Je faisais le trajet en voiture entre l�Illinois et l�Arizona, o� ma m�re habite. J��tais en plein Nebraska apr�s une journ�e enti�re de conduite quand, au coucher du Soleil, mon regard s�est port� sur un champ vide le long de l�Interstate 80 et alors j�ai vu ce tapis d�oiseaux d�� peu pr�s 1m50, se disperser dans toutes les directions. J�ai pens� que je souffrais d�une transe due � l�autoroute et j�ai failli quitter la route. Cette vision �tait absolument saisissante, en partie parce que je ne savais pas ce que je voyais et parce que ce rassemblement �tait si primordial. Elles m�apparurent comme une sorte de relique pr�historique, compl�tement indiff�rente � l�humanit�.
Quand j�arrivai enfin � la ville la plus proche � Kearney � je pris une chambre au motel le long de l�Interstate. Apr�s une petite enqu�te, j�ai d�couvert que plus d�un demi-million d�oiseaux � 80 % de la population des grues migrantes en Am�rique du Nord � faisait une halte sur cette petite portion de la Platte en mars de chaque ann�e, m�tronomiquement, puis continuait leur route sur plusieurs milliers de kilom�tres. Le lendemain matin, j��tais lev� avant l�Aube pour assister au rituel matinal � la cit� des oiseaux se dispersant pour une journ�e de chasse. L�exp�rience �tant plus spirituelle que tout ce que j�avais pu faire jusqu�alors : ces grands oiseaux bip�des dansant et chantant en une gigantesque communion, d�une intelligence �trange et belle.

Le syndrome de Capgras est un d�ni parano�aque de la r�alit�. Le cerveau de Mark �vacue les personnes qu�il aime le plus et son cerveau �labore des histoires tr�s complexes pour expliquer leur disparition et leur remplacement par des ses sosies� Fascinant mais parmi les centaines d�affections neurologiques existantes, pourquoi avoir choisi celle-l� ?

La caract�ristique qui rend le syndrome de Capgras si d�stabilisant est sa s�lectivit�. Le malade ne peut pas reconna�tre que ses proches. Des relations occasionnelles, des coll�gues, des voisins ou des amis � normaux �, pas de probl�mes. En revanche, ils soutiendront que leurs parents, leur �pouse, leurs enfants ou tous ceux qu�ils aimaient sont maintenant des imposteurs, des rempla�ants. C�est une ali�nation tr�s profonde de la relation entre la m�moire intellectuelle et la m�moire �motionnelle, entre la nature ad hoc [adapt�e, NDLR] et ex post facto [r�troactive, NDLR] de l�intelligence rationnelle. Et c�est un bon exemple de l�improvisation fragile de notre ego. Cela en dit aussi beaucoup sur les ressources �normes que nous pouvons d�ployer m�me quand toute continuit� est interrompue de fa�on aussi fondamentale.
Mais c�est aussi une m�taphore extr�mement souple� Du refus de la parentalit� ou de la relation interpersonnelle qui ronge notre pr�sent, par exemple, mais aussi du d�ni de l�Am�rique de son lien pourtant si fort au reste du monde tout comme pour cet �chec de l�humanit� � accepter sa parent� avec le reste de la Cr�ation. En parodiant une vieille chanson, je dirais qu�on ne rejette que ceux que l�on aime. Vivre dans ce monde post 11 septembre est une exp�rience si proche en termes d��loignement, de faux-semblants et de d�doublement : les choses les plus famili�res, les plus intimes sont devenues si �tranges qu�on ne les reconna�t plus.

Propos recueillis par Laurent Simon


 
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