#102 - Du 01 septembre au 20 septembre 2007

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Une oeuvre � trois t�tes


Une ann�e en France est � la fois un essai, un roman, un pamphlet� et aucun des trois ! Ecrit � 6 mains, mais d�une m�me plume, l�ouvrage serait para�t-il � attribuer � une esp�ce� d�Hydre, sorte de cr�ature � 3 t�tes et 6 jambes. Dans l�antre de L�Ogre � plumes, rencontre feutr�e avec Fran�ois Begaudeau, Oliver Roh� et Arno Bertina� qui sont, eux, tr�s humains.


Zone : Etiez-vous toujours d�accord, tous les trois, lors de l��criture ?

Fran�ois Begaudeau : Non, nous n�aurions pas utilis� cette esp�ce de figure monstrueuse, sinon ! Et il y a un vrai ressort comique, avec cette cr�ature � trois t�tes. Dans cette esp�ce de monstre, il y a aussi trois regards divergents. A vrai dire, pour y insuffler plus de relief, on voulait essayer d��chapper � un � discours de l�essai �. D�o� cette forme fragmentaire, et cette sorte de � moi fois trois �� La figure de l�Hydre permettait d�insister sur le fait qu�on ne voulait pas aplanir ces diff�rences. D�ailleurs, dans l��criture, tout partait de l�g�res discordes. Chacun de nous trois tirait un peu l��nergie vers lui, c��tait le jeu. Avec le produit fini, aujourd�hui, nous assumons tous les trois ce qui a �t� �crit.

Oliver Roh� : C�est la richesse du livre ! Le discours n�est pas unifi� Il y a des petits d�tails, et c�est ce qui est int�ressant : montrer le spectre dans son int�gralit�.

Arno Bertina : C�est en amont du r�f�rendum, un mois avant environ, qu�on s�est mis � discuter : et l�on s�est rendu compte qu�on n�avait pas envie de voter de la m�me fa�on� Alors, d�embl�e, �a nous a stimul�. Nos divergences �taient inscrites d�s le d�but, dans ce projet.

En ce moment, les politiques se comportent un peu comme des VRP en assurance vie : on sent bien les plans de carri�re ! Il y a aussi une bonne dose de mysticisme et d��l�vation� Mitterand lui-m�me avait dit : � Je crois aux forces de l�esprit. �

Begaudeau : Il y a beaucoup trop de mysticisme sur la sc�ne fran�aise� Les forces de l�esprit ? On s�en passerait tr�s volontiers! La sc�ne politique fran�aise actuelle est tr�s religieuse, tr�s monarchique. Mitterand � l��poque, et aujourd�hui S�gol�ne et sa mystique la�que� Moi, ce que je pr�f�re, c�est qu�on parle de choses tr�s concr�tes, tr�s mat�rielles, tr�s techniques. Cela manque cruellement.

La politique doit donc rester neutre� ?

Begaudeau : Oui, et il faudrait que la sc�ne politique fran�aise se rapproche de la sc�ne scandinave, ou anglo-saxonne, de ce point de vue l�� Dans leur politique, il n�y a pas toute cette litt�rature. Chez eux, la politique est tr�s concr�te : ils parlent de la vie des gens. Ils lancent aussi des programmes de grande envergure� En France, le litt�raire parasite le politique. Voir pour cela nos deux figures majeures de la cinqui�me r�publique : De Gaulle et Mitterand� De gaulle portait la mention � �crivain � sur sa carte d�identit�. Mitterand, lui, d�testait parler politique � et les journalistes se r�jouissaient d�avoir parl� avec lui de Zola, ou d�autres �crivains de gauche�

Bertina : C�est vrai qu�il y a une esp�ce d�enflure litt�raire, qui n�a d�ailleurs rien � voir avec la litt�rature. Notre travail est donc all� en sens inverse : car tout cela est contraire � l��nergie qu�on a mis � �crire ce livre.

Roh� : Oui, on peut prendre l�exemple de Le Pen, par exemple� Il ne parle strictement de rien. Il aligne des phrases, reste tr�s abstrait, et �a pla�t !

On retrouve dans votre ouvrage l��tymologie de � banlieue � : soit le � lieu de bannissement �. Cela en dit long sur l��tat d��loignement de ces banlieues, par rapport � la capitale� Y voyez vous une raison au soul�vement, ou � cette � insurrection � de novembre 2005 ?

Bertina : Cette �tymologie, on n�est bien s�r pas les premiers � la mettre en avant. Mais on a cherch� � montrer, presque physiquement, ce que �a voulait dire : pour cela, on est pass� par une cartographie de diff�rents lieux, en France et ailleurs en Europe, et on a montr� ce que veut dire cette distance entre la ville et "une autre ville cr��e en marge". Dans Le Monde, un journaliste a tr�s justement lanc� � mais pourquoi �a n�a pas br�l� � Marseille ? � L�id�e est passionnante : � Marseille, au final, les cit�s d�or font compl�tement corps avec la ville. Ils se sentent � de Marseille � : car on y voit la mer et la ville ! On n�en est pas coup� charnellement, on n�a pas le sentiment d��tre � rel�gu� � quelque part. Mais si on prend l�exemple de la cit� des Aubrais, � Orl�ans� Il faut faire 45 minutes pour aller dans le centre ville, et trouver enfin les commerces ! A Berlin, a contrario, on a int�gr� la banlieue au sein de la ville. Et le v�cu de la population s�en est trouv� chang� !

Roh� : C�est vrai qu�on pourrait se contenter de simplement gloser sur le terme de � banlieue �� Nous, on a essay� de d�crire � physiquement � ce qu�on voyait. Et � partir de l�, une question : comment peut-on en sortir ? Le fait m�me de le d�crire dit bien qu�on n�a pas besoin d�aller gloser sur le terme. Il suffisait juste d�y aller, et de voir comment se pr�sentaient les choses�

Begaudeau : � et constatant tout �a, on s�est pos� la question en terme d�appr�ciation : jusqu�� quel point cette logique de bannissement est-elle consciente ? Cr�e t-on de l�exclusion par une esp�ce de ph�nom�ne objectif ? Ou est-ce que �a a �t� planifi�, d�cid� ? Et si c�est le cas, par qui ? Par certains maires, tel ou tel gouvernement ? On s�est alors rendu compte qu�il y a des �l�ments objectifs, et d�autres compl�tement subjectifs : on peut citer l�exemple de ce tramway refus� dans telle ville, car le maire pensait que �a leur apporterait une � certaine population �� Dans cette optique, "certaines populations" seront-elles toujours culturellement exclues ? Y a-t-il une m�canique objective ? Ou est-ce une question de d�cision politique ? Cette derni�re serait plus r�jouissante, car il y aurait au moins la possibilit� d�une contre d�cision� Et donc d�une r�forme, suivie d�une am�lioration. Mais le d�bat reste ouvert�

Bertina : La tentation de la logique parano�aque est facile. On aurait vraiment pu rester sur cette surface un peu parano�aque : mais le fait de marcher, d�aller sur place, et de questionner les gens� Cela nous a permit d��viter ces �cueils. Cela a permit aussi de voir des choses qui n�ont pas encore �t� rep�r�es, et qui sont pourtant � l��uvre. Du c�t� de la porte de Ch�tillon, par exemple, il existe une zone interm�diaire entre la t�te de pont de la ligne 13 et le p�riph�rique : une zone urbanistiquement d�laiss�e� Ici, les petits immeubles d�habitations, les petits commerces, tout a �t� construit de mani�re anarchique. Et puis � la t�te de pont, on a une zone tr�s riche, construite entre 2000 et 2005, et o� le prix du m�tre carr� est affolant. C�est donc une sorte de zone tampon pauvre, qui va exploser d�ici 5 ans : les gens qui vivent ici vont �tre expuls�s loin de paris� Les politiques doivent prendre en charge cette question-l� !

Begaudeau : Le d�bat portait aussi sur une affaire de mots : et en particulier sur l�expression � on exclut �. Ce fameux � on � un peu improbable qui serait en fait les � m�chants �, les m�chants riches, les m�chants dominants qui excluent� Stylistiquement, on a gomm� du livre cette grammaire parano�aque du � on �. On y a plut�t mit, et sans pour autant faire de d�lation : � tel maire, de telle ville, a interdit le tramway telle ann�e� � C�est aussi une fa�on de calmer le jeu et l�analyse.

Parlons un peu des raisons de la col�re� Beaucoup de m�dias ont d�crit les �meutes de novembre 2005 comme une esp�ce de nihilisme post-adolescent. Ils ont aussi �voqu� une islamisation pouss�e des banlieues. Vous, vous dites que ces � jeunes de banlieue � ont juste voulu d�placer vers eux le d�bat d�mocratique : Sarkozy est venu jouer sur le terrain, en mettant les pieds dans certaines cit�s ? Ils renvoient la balle sur le terrain politique !

Begaudeau : Oui, sauf qu�il n�y avait pas de leader, et pas l�artillerie habituelle de l�insurrection politique� Du coup, c�est la � machine � parler � qui a prit la place. Et nous, on s�en m�fie. On r�fute les th�ories parano, du genre � c�est l�Islam qui nous submerge �. A gauche, on a eu vite fait de constituer tout cela en mouvement politique, et de proposer une vision simpliste de cause � effet. La cause �tant la situation sociale des banlieues, et les effets, les voitures br�l�es� Dans le livre, sans forc�ment invalider ces hypoth�ses, on met en avant, dans diff�rents fragments, ce qui � notre sens a trop peu �t� mis en avant. Car ces jeunes, ce sont avant tout des gar�ons : et cela proc�de surtout d�un invariant adolescent, qui consiste, en quelque sorte, � � faire les cons �... On joue au cowboy, on montre sa virilit�, et c�est � qui fera l�action la plus spectaculaire, ou br�lera la voiture la plus grosse. Cet aspect-l� a tr�s peu �t� mis en avant. Il nous a donc sembl� qu�il y avait une rectification � faire.

Roh� : L�int�r�t de ramener �a � un passage oblig� de l��ge adolescent, c�est pr�cis�ment, en filigrane, de lutter contre des discours qui consid�rent que ces gens sont des barbares. Quand Finkelkraut dit que ce sont les Noirs et les Arabes qui br�lent les bagnoles, alors que les Portugais ne l�ont pas fait, c�est consid�rer qu�il y a une sorte de barbarie� L�int�r�t de ramener ces populations-l� dans le giron du jeu adolescent traditionnel, c�est donc, par la m�me occasion, lutter contre l�exclusion ne serait-ce que s�mantique.

Bertina : Il y a aussi une chose qui est apparue au moment du r�f�rendum : l�utilisation du mot � peuple �� A quoi cela renvoie t-il ? A quelle(s) cat�gorie(s) de personnes ? Dans la crise des banlieues, � le peuple le plus peuple � s�est rendu visible : et cela a compl�tement d�contenanc� ceux qui pensaient �tre le tenant du discours du peuple. Il y avait l� une partie de la population qui n�avait pas �t� prise en compte par les mouvements plus institutionnels. C��tait donc int�ressant de voir que la crise des banlieues permettait de souligner certains points aveugles du moment du r�f�rendum. C�est aussi la raison pour laquelle on a choisi de faire tourner ces trois �l�ments ensemble, dans Une ann�e en France : car m�me les �v�nements tardifs, par rapport au r�f�rendum, renseignaient beaucoup sur le r�f�rendum lui-m�me !

On ne peut pas dire, malgr� ce qui se dit, qu�il y a une � tentation nihiliste � dans ces gestes d��meutes�

Begaudeau : Dans mon esprit, le nihilisme n�a jamais la t�te d�un geste : le nihilisme, justement, c�est l�absence de geste, c�est la n�gation de la vie. D�un point de vue nietzsch�en, le nihilisme est la r�tractation face � la vie. Ici, c�est de l��nergie pure et simple, c�est de la vie ! Br�ler des voitures ou des poubelles pendant six heures, toute une nuit� C�est une �nergie incroyable. Je crois qu�on doit toujours pr�f�rer l��nergie, sauf d�bords dramatiques, � l�inertie, � l�apathie totale.

En 2006, deux insurrections se sont donc rencontr�es : les manifs contre le CPE, et les jeunes de banlieue. D�o� une confrontation, de fait, entre des �tudiants a priori ais�s, qui manifestaient pour plus de s�curit�, et des jeunes de banlieue plus d�favoris�s�

Roh� : C�est difficile d�avoir une vision unifi�e de ce qu�est le peuple� Quand on a d�un c�t� une jeunesse plut�t bourgeoise qui lutte contre la pr�carit� � en face des CRS, qui sont les bourgeois par excellence �, et de l�autre, des jeunes de banlieue qui arrivent et qui perturbent cette �quation l�� On comprend alors qu�il est tr�s difficile de s�arroger le peuple.

Begaudeau : Une grande partie de l��nergie du livre est d�ailleurs partie d�une phrase, pas tr�s inqui�te d�elle-m�me, au soir du � Non � : � c�est une victoire du peuple ! � �a, �a proc�de d�une banalit� intellectuelle� On a le droit de s�en r�jouir, mais de l� � dire que c�est une victoire du peuple� Et puis les jeunes du CPE n��taient pas tous bourgeois : certains venaient m�me de banlieue. On n�a pas le vrai peuple d�un c�t�, et les petits bourges de l�autre ! Il y a juste une disjonction entre les deux. Est-ce que la d�fense d�un certain nombre d�acquis sociaux, ne va pas contre les int�r�ts des vrais pr�caires ? C�est LA question selon moi� Et la r�ponse est difficile.

Selon vous, le vote du r�f�rendum est-il une victoire du vote expert ? Ou une d�faite ?

Roh� : Au moins, pendant trois mois, le r�f�rendum a connu une campagne � peu pr�s aussi intense que les pr�sidentielles d�aujourd�hui. Il a permit aux Fran�ais de se familiariser, ou d�approfondir leurs connaissances sur le droit europ�en : c�est d�j� une victoire, en soi ! Maintenant, � vote expert � ou � vote r�actionnel �� Il y a certainement eu des affects parall�les qui se sont joints � �a. Le r�f�rendum a permit, au moins, de d�battre de l�Europe : chose qu�on n�avait pas faite depuis Maastricht.

Begaudeau : Au moins, il y aura eu expertise pendant la s�quence, et on ne peut que s�en r�jouir. Est-ce que les gens qui ont � expertis� � ont vot� en tant qu�expert ? On vote surtout avec des affects, qui sont en amont de l�expertise� Et l�expertise n�a que valeur de l�gitimation de ses propres affects. Je pr�f�re �a qu�un affect pur : car si on peut argumenter sur son vote, c�est mieux�

Depuis 12 ans, certains pensent que l�on voterait � contre �, ou � pour ne pas �, voire m�me � ni / ni �� Aujourd�hui, il y aurait une ouverture vers autre chose. Faut il s�en r�jouir ?

Bertina : Il n�est pas certain qu�on ait forc�ment vot� � contre � depuis douze ans� Comme le disait Montesquieu : � ce ne sont pas les hommes qui sont petits, ce sont les sujets qui sont trop grands �. Ici, c�est le cas ! Une campagne pr�sidentielle, �a d�passe tout le monde. Il est malhonn�te de dire qu�aujourd�hui on est face � des minables, alors qu�avant il y a eu des De Gaulle et des Mitterand : les deux ont �t� tellement contest�s de leur temps ! C�est la r��criture de l�histoire : on enl�ve tout ce qui nous d�range et on r�cup�re ce qui nous int�resse. Le personnel politique actuel n�est pas plus minable qu�auparavant. Je pense qu�on vote syst�matiquement de la m�me fa�on : on ne devrait pas dire � je vote contre Sarkozy�, mais � je vote pour S�gol�ne �. Un vote, c�est � la fois du pour et du contre...!

Table ronde anim�e par Laurent Simon

Propos recueillis par Julien Canaux


 
Françoise Bourdin
Gideon Defoe
Leonora Miano
Gérard Berréby
Ariel Kenig
Begaudeau, Bertina et Rohé
Karine Tuil
Emmanuelle de Boysson
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